Bulles vertes

Publié par Camille Roelens, le 29 décembre 2018   2.9k

A l'heure où les thématiques environnementales occupent une place certaine dans la discussion publique, cet article vise à donner un aperçu de leur progressive prise d'importance dans le champ de la bande-dessinée.


On peut proposer quelques modèles idéaux-typiques quant à la présence du thème écologique dans la bande dessinée : les ténors du neuvième art ayant, en passant ou de façon plus approfondie, croisé dans leur biobibliographie l’écologie et autres préoccupations environnementales ; les auteurs de grand lectorat identifiés explicitement comme « écolos » ; les productions plus confidentielles, souvent ouvertement militantes, sous forme de one-shot ou constituant le dénominateur commun d’une série de parutions ; les titres et revues assumant ce même positionnement militant ; les tomes dédiés, au sein de séries fleuves ; l’intérêt apporté à ce médium (en contribuant, par exemple, à l’écriture de scénario) par des personnalités engagées en politique et/ou dans les médias et se réclamant de l’écologie. Il s’agit ici d’en donner un aperçu, sans, bien sûr, exclure a priori que d’autres catégories puissent être envisagées ni que celles proposées comportent entre elles un grand nombre de porosités, de tuilages et de recoupements.

 

Signalons avant toute chose l’existence d’un comic strip se distinguant à la fois par sa précocité à aborder les thèmes environnementaux et sa longévité, intitulé Mark Trail. Il est lancé en 1946 dans le New York Postpar Ed Dodd (rejoint par Jack Elrod en 1950 au dessin, ce dernier assurant également le scénario à partir de 1978), qui fut guide de parcs naturels. Ce comic strip met en scène un journaliste et photographe confronté de manières récurrente à la découverte de dégâts environnementaux sur les lieux de ses investigations. Ces caractères « exceptionnels » de Mark Trailen font à la fois un objet important du traitement du thème de l’écologie en bande dessinée et un vecteur d’analyse problématique dans une perspective historiciste. En d’autres termes, ce comic parle d’écologie, mais ne permet pas d’estimer le moment où l’écologie est devenue une préoccupation majeure 1° dans la vie de la Cité (il a, par exemple, pu être question d’enjeux environnementaux et climatiques dans les relations internationales et les campagnes électorales nationales avant la période 1990-2000, mais l’importance était indubitablement moindre pendant la guerre froide qu’après elle) 2° chez un nombre croissant de dessinateurs et de scénaristes de bande dessinée. 

 

Selon un processus que les praticiens de l’histoire culturelle connaissent bien, c’est souvent lorsqu’un créateur largement (voire internationalement) reconnu (et/ou une œuvre faisant date) dans un domaine s’empare d’un thème que celui-ci est considéré par le grand public comme ayant acquis une certaine place dans le champ où il se déploie. Cela n’exclut ni l’existence d’ouvrages précurseurs, ni qu’un foisonnement de prolégomènes et initiatives multiples et disséminées pour introduire ledit thème dans un art soit à oublier (cela représente plutôt, en général, le coup d’envoi d’un processus de redécouverte). Le thème de l’écologie en général, et dans la bande dessinée en particulier, vérifie cette proposition de manière paradigmatique. 

 

Parmi les titres spécialisés dans l’association bande dessinée/écologie à avoir marqué précocement et durablement l’espace de publication francophone, La Gueule ouverte occupe une place particulière, et pas uniquement parce qu’il se revendique être « le journal qui annonce la fin du monde ». Son premier numéro (vendu à 70 000 exemplaires à la surprise même de ses créateurs) parait en novembre 1972. Mensuel jusqu’en 1974, hebdomadaire ensuite, faisant un bout de chemin avec Combat non violent, il cesse de paraitre fin mai 1980 après un 314ème et dernier numéro. En 1973, le penseur majeur de l’écologie politique qu’est Ivan Illich (auteur, entre autres et à cette date, de La Convivialité et surtout Énergie et équité) accorde une interview exclusive au journal, annoncée par la une suivante, dessiné par Gébé.  

 


Le fondateur de La Gueule ouverte est Pierre Fournier, pamphlétaire maniant alternativement la plume et le crayon. Après avoir enseigné très brièvement le dessin, il décide finalement de pratiquer cet art à des fins d’éducation populaire et de militance politique, contre le nucléaire civil et militaire notamment. S’il meurt à 35 ans après n’avoir effectivement contribué qu’aux trois premiers numéros de La Gueule ouverte, l’esprit d’une écologie contestataire, libertaire et radicale qu’il insuffle au titre, de même qu’une ambition didactique qui préfigure un do-it-yourself  éco-responsable, lui survivent. Isabelle Monin le remplace ensuite à la rédaction en chef. Deux auteurs importants quant au traitement du thème écologique en bande dessinée et dont nous aurons à reparler plus loin comptent parmi les contributeurs réguliers : Jean-Marc Reiser et Jean Cabut, dit Cabu (Isabelle Monin fut sa première épouse, et le thème écologique émerge également dans les textes des chansons de leur fils Emmanuel Cabut, dit « Mano Solo »).

 

Au tournant des années 1970 et 1980, deux maîtres respectifs des leurs arts s’emparent du thème écologique. Coté comics, et plus spécifiquement comics underground américain, c’est Robert Crumb en personne qui apporte sa contribution, avec A Short History of America, publié d’abord en noir et blanc en 1979, simultanément dans Co-Evolutionary Quaterly (revue également liée à Ilitch et qui publia aussi en 1980 ses Vernacular Values, prélude à sa grande œuvre, Le Travail fantôme, paru en 1981) et dans Snoid Comics, avant d’être mis en couleur en 1981 par Peter Popalski.  
 


Côté manga, c’est le maître de l’animation et co-fondateur du Studio Ghibli Hayao Miyazaki qui débute en février 1982 la publication du manga Nausicaä de la vallée du vent (fresque épique et écologique adaptée en 1984 au cinéma) puis, en 1983, le one-shot à mi-chemin entre le conte initiatique illustré et le manga, intitulé Le Voyage de Shuna (dont nombres d’éléments seront ensuite repris dans le film Princesse Mononoké sorti en salle en 1997, et dans lequel les thématiques écologiques présentes en filigrane dans Le Voyage de Shuna sont encore approfondies).
Hayao Miyazaki continue par la suite à faire de l’écologie un thème central de ses dessins animés. La parabole écologique est également au cœur des quatre tomes de manga que son fils Goro publie en 2006-2007, reprenant sur papier son premier film réalisé pour le Studio Ghibli, Les Contes de Terremer. L’angoisse sur la finitude humaine et le risque que la volonté de la dominer fait peser sur la pérennité du monde lui-même sont une trame essentielle du récit, manière d’aborder en palimpseste les sujets du transhumanisme et de la recherche de l’immortalité.

 

Certains auteurs ont fait le choix de s’adosser à la popularité d’un personnage public impliqué dans la défense de l’environnement, la bande dessinée étant alors mobilisée au sein d’une démarche pluri-médiatique pour faire connaitre des actions de sensibilisations écologiques au grand public. Les 17 tomes qui narrent L’aventure de l’équipe Cousteau en bandes dessinées sont une bonne illustration de cette démarche. Par le travail du philosophe et militant écologiste Yves Paccalet (scénario des cinq premiers tomes) et surtout du peintre et plongeur Dominique Sérafini (dessin de tous les tomes et scénario également à partir du sixième), le neuvième art chemine, de 1985 à 1998 (empan de parution des tomes) là où le cinéma était déjà passé (Louis Malle tenant alors la caméra) avec Le monde du silence, en 1956.

 

D’autres se revendiquent d’une écologie du quotidien, marquée politiquement très à gauche, et mettent en scène ceux qui, selon eux, auraient compris avant les autres les affres à la fois socio-économiques et écologiques auxquelles mènerait la croissance capitaliste à outrance (ou, pour le dire comme Heidegger, le monde de la technique). Ce ton est celui de La Gueule ouverte mais aussi de Hara Kiri hebdo puis de Charlie Hebdo. Cabu incarne une continuité (et parfois une simultanéité) entre ces trois titres et dans un positionnement écologiste libertaire, parfois outré, pour le moins méfiant à l’endroit des premières figures institutionnelles de l’écologie (il brocarde par exemple en août 1971 le nouvellement nommé Robert Poujade, ministre de l’environnement de Georges Pompidou et premier titulaire d’un tel poste en France, lui reprochant de devoir davantage sa place à sa constance gaulliste qu’à ses compétences et/ou convictions en matière d’environnement). Ses cibles de prédilections sont les promoteurs du nucléaire civil et militaire, les édiles prompts à bétonner les villes sous couvert de modernité, les « viandards » contre lesquelles Duduche et Cabu affirment de concert leur végétarisme précoce. Le caractère ouvertement militant, radical en bien des occasions, des positionnements de l’auteur a parfois limité, en dépit d’un talent unanimement reconnu, l’audience de ces planches à un lectorat issu d’un univers de pensée analogue. Cela a pu contribuer à cantonner l’écologie à l’extrême gauche du spectre politique classique.

 

Parmi les très grands noms de la bande dessinée dont l’œuvre permet de mesurer l’évolution de la prise en compte des problématiques écologiques dans le débat public dans son ensemble, André Franquin est à la fois l’un des plus connus, reconnus et éclairant. De même, ce n’est pas un hasard si le premier des hors-séries thématiques consacrés, dans les années 2010, à son héros fétiche Gaston Lagaffe, parait chez Marsu Productions sous le titre L’écologie selon Lagaffe. L’évolution scénaristique des recueils de gags du « héros sans emploi » semble, peu ou prou, suivre la même évolution que l’aspect du gaffophone dans En direct de la gaffe : le vert conquiert peu à peu l’ensemble, jusqu’à faire écosystème. 

 


Force est pourtant de constater que le bilan carbone du Lagaffe des premiers temps est plutôt chargé, tant il est grand consommateur d’énergies fossiles en tout genre pour alimenter ses improbables machineries (dont un gazogène à essence qui se révèle un fameux carburateur mais une piètre perspective de réduction de l’émission de particules fines). L’usage de quantités industrielles d’eau à des fins ludiques ne le dérange alors pas plus que de fondre le verglas au lance flamme ou de saboter les transports en commun urbains par gourmandise (« jamais vu une noix aussi dure…», dure au point de faire dérailler un tramway). Gaston est alors grand consommateur d’aérosols (et candidat à en inventer des nouveaux) et d’insecticides (affirmant que « la bombe au DDT, ça c’est le progrès » et l’adaptant en bonbonne de grand volume ou directement sur les armoires). Significativement, ce sont des personnages secondaires, antagonistes (Longtarin, qui voit dans le fait que la voiture de Lagaffe pollue excessivement et perd de l’huile un motif de se livrer à son péché mignon, la contravention, et d’apparaitre comme une figure précoce de l’écologie punitive) ou amis (Lebrac, en particulier) qui paraissent sensibiliser Lagaffe aux problématiques environnementales. L’autre vecteur de sensibilisation, en germes depuis les premiers gags, est la volonté de Lagaffe de prendre soin des divers animaux avec lesquels il partagera successivement son bureau, pour quelques planches ou pour de nombreux albums. 

Pour autant qu’il soit possible d’identifier un tournant dans la conscience verte de Lagaffe (en dehors, bien-sûr de la dimension esthétique, son pull fétiche ne laissant guère de doute sur ce point…), on peut le situer à un gag dans Le cas Lagaffe (1971) qui s’ouvre par 5 cases où Lebrac peste contre la pollution automobile, et se clôt par un essai (certes infructueux) de Gaston de mettre au point « le moteur électrique-à pile Lagaffe- de la voiture de demain » (le thème sera repris dans des planches postérieures, avec les « piles Bidule », autrement efficaces). Cette impulsion écologique culmine dans La Saga des gaffes (1982) puis dans Gaffe à Lagaffe ! (1996), où le lecteur croise éoliennes, tentatives de recyclages multiples, militants de Greenpeace et baleiniers mis hors d’état de nuire à la bombe à glu, agriculture sur les toits et promotion du bus comme moyen de transport urbain. 

On sait que Franquin ne répugnait pas à mettre en scène des membres authentiques de la maison Dupuis dans ses planches. Remarquons ici, pour finir avec Gaston, la ressemblance entre le peintre animalier invité à faire le portrait de Lagaffe, au début de la fructueuse carrière du héros sans emploi, et le dessinateur René Hausman. Celui-ci fut, de la fin des années 50 au début des années 70, l’auteur de centaines de planches animalières pour Le Journal de Spirou, et participa également à l’aventure du Trombone illustré, avant de reprendre à la fin de sa vie et de sa carrière le personnage de Chlorophylle, crée par Raymond Macherot. Ces deux auteurs sont des représentants substantiels de ce que l’on pourrait nommer une écologie féérique et bucolique en bande dessinée, axée sur les animaux réels ou légendaires.

Le ton de Franquin devient, à l’image du trait et du titre, plus sombre dans les deux tomes d’Idées noires (1981 et 1984). Les cibles que vise alors son crayon recoupent en bien des occasions celles que l’on a pu identifier auparavant chez Cabu : le complexe militaro-industriel, l’énergie nucléaire et pétrolière, l’agro-industrie et les abattoirs, les chasseurs, les sports hippiques et la corrida. On peut y ajouter le thème de l’eugénisme et du trans-humanisme, par exemple dans l’épisode des enfants-bonzaïs. Le discours eschatologique est également présent, quand deux mouches vivant dans une cité dortoir en crânes humains remercient l’espèce dominante de jadis pour les « jolies villes qu’ils nous ont laissées », lorsque trois militaires bardés de décorations jouent à la pétanque avec des grenades en prenant la terre comme but, ou lorsqu’une manière d’Adam et Eve 2.0 tentent, après une troisième guerre mondiale, de faire du feu en entrechoquant, eux aussi, des grenades.

Un discours critique sur ce qu’on pourrait appeler l’ordre des priorités émerge également, quand Franquin raille une foule se préoccupant du gaspillage d’essence lorsqu’un homme s’immole par le feu, ou lorsqu’un extraterrestre juge sévèrement son comparse supprimant une porteuse de manteau de fourrure d’une espère menacée : « tu deviens aussi moche qu’eux ». Comme Bourg l’a montré, la légitimation de la suppression de masses d’êtres humains peut être (par le biais du biocentrisme et de la misanthropie qu’un tel positionnement suscite) une des sombres conséquences pour qui chemine jusqu’au bout la pente de l’écologie profonde. Aussi Franquin reste-t-il toujours et avant tout un humaniste, et soucieux d’écologie depuis ce point de vue assumé et ancré (remarquons que, si les animaux sont très présents, le point de vue anthropocentrique reste largement dominant : les expressions de l’instinct de chacun des membres de la ménagerie de Gaston reste limité par le droit de chacun de ne pas se voir mangé ou enfermé, postulat individualiste et libéral s’il en est un…).

On remarquera pour finir que le thème de l’écologie est tout particulièrement présent dans les productions du « dernier » Franquin, en particulier (outre Gaffe à Lagaffe, le dernier tome des aventures de Gaston paru du vivant de son auteur) dans le numéro 19 des rééditions chez Marsu Production, paru en 1999. On peut ajouter à cette liste L’Or de Boavista (1992), septième opus des aventures du Marsupilami et l’un des derniers auquel Franquin concourt.

 

Un autre élément montrant une certaine démocratisation du traitement de l’écologie dans la production de bande dessinée est la place que le thème trouve petit à petit dans certaines séries-fleuves et de grandes audiences. Davantage, ce type d’allusion évolue tendanciellement d’une présence anecdotique dans le récit vers un caractère déterminant de la spécificité d’un opus. En 1992 et 1993, dans O.P.A. et Business Blues (tomes 3 et 4 de la série Largo Winch de Vance et Van Hamme) le personnage de « L’Archer vert », présenté comme « une espère d’ecofreak qui accuse les principaux industriels (…) de détruire l’équilibre écologique de la planète », n’est que le faux nez d’une tentative de prise de contrôle de l’empire Winch par des malfrats libyens. Comme le dit leur chef (ancien condisciple de Largo durant ses études), la référence à l’écologie n’est qu’un prétexte, « une idée parfaitement plausible dans ce pays de névrosés pour liquider les personnes qu’il fallait sans qu’on y voie une relation de cause à effet ». D’anecdotique, la présence devient centrale dans des œuvres plus récentes :La Croisière des compères (tome 46 dans la numérotation Dargaud de la série Sylvain et Sylvette), paru en 2003 et dû à Bérik ;un hors-série mettant en scène le célèbre garçonnet roux crée par Jean Roba : Boule et Bill : SOS Planète, paru en 2007 et vendu au profit du WWF ; Y-a-t-il un génie pour sauver la planète (tome 38 de la série Léonard, de Turk et De Groot), paru en 2008 ; Les Bidochons sauvent la planète (tome 21 de la série emblématique de Binet), paru en 2012.

 

Ce type de glissement thématique concomitant à l’évolution des préoccupations sociales, politiques et géopolitique dans lesquelles elles sont crées est particulièrement spectaculaire dans la bibliographie d’Enki Bilal, auquel on doit l’une des dystopies environnementales les plus marquantes du neuvième art (sorte de Soleil vert de la bande dessiné), avec la Trilogie du coup de sang (2009, 2011, 2014). 

Développer quelque peu les parcours conjoints de cet auteur et de la thématique écologique est éclairant. Comme le remarque Christophe Ono-dit-Biot dans ses entretiens avec Bilal, ce thème est déjà présent dans les premières collaborations avec Christin (La croisières des oubliés (1975) ; Le vaisseau de pierre (1976) ; La ville qui n’existait pas (1977)) mais dans un ton plus proche des reportages dessinés de Cabu sur le Larzac en lutte ou la mutation des villes de provinces. Les deux premières grandes-œuvres en plusieurs tomes et en solo réalisées par Bilal, La Trilogie Nikopol (1980, 1986, 1992) et La Tétralogie du Monstre (1998, 2003, 2006, 2007), laissent ensuite la pollution au rang d’élément contribuant à créer un arrière-plan peu réjouissant, mais les cibles explicites sont respectivement les régimes dictatoriaux et les totalitarismes (antagonistes des Nikopol père et fils) et le fondamentalisme religieux terroriste (avec lequel Nike Hatzfeld, Amir et Leila, trois orphelins des Sarajevo, ont maille à partir). 

De l’arrière-plan et de la périphérie, les thématiques écologiques évoluent, dans les œuvres les plus récentes de Bilal, vers un centre qui irrigue ensuite l’ensemble du récit.

Le point de départ scénaristique de la Trilogie du coup de sang est une recomposition du monde terrestre. L’objectif est pour l’auteur de regrouper sous un nouveau terme l’ensemble des enjeux écologiques et de forger un nouveau concept, qu’il nomme « "planétologie", c’est fort, global, ambitieux. On voit tout de suite de quoi on parle » (2011, p. 190) ; « c’est la seule véritable cause qui nous reste. Tout notre sort en dépend » (p. 191). Un renversement s’opère par rapport au projet au cœur de la modernité scientifique de voir l’homme se rendre comme maitre et possesseur de la nature. Une « planète vivante », une « nature (…) vivante [qui] a un instinct de survie » prend acte du fait que les hommes s’affairent sans prendre soin d’elle. « Le coup de sang apparaît chez les chevaux à la suite d'un effort violent, (…) cet état, extrêmement grave, nécessite un traitement d'urgence. (…). Le coup de sang de la planète est également quelque chose de très grave, mais la différence, c'est qu'elle se soigne toute seule. (…). Et ce qui m'intéresse, c'est l'après. La façon dont la planète en phase de recomposition examine ce qu’elle va faire des hommes. » (Bilal, 2011, p. 194). Quoi qu’il en soit, Bilal met en scène un monde qui ne tourne plus rond à force d’anthropocentrisme… 

Dans Les mondes d’Aldébaran, l’auteur brésilien francophone Luiz Eduardo de Oliveira, dit Leo, fait pour sa part le choix de mêler dans une même série les trois thèmes successivement abordés par Bilal (régimes politiques dictatoriaux, conflits et intolérances religieuses, enjeux environnementaux). Les mystérieuses créatures qui se trouvent au cœur scénaristique des différents cycles de la saga, des animaux gigantesques du nom de mantrisses, oscillent constamment entre la tentation de détruire les humains tentant de coloniser de nouvelles planètes et la volonté de les aider à mieux s’intégrer dans leurs milieux de vie tout en les préservant. Peu de scènes de la série se déroulent sur Terre, mais les quelques planches d’Antarès tome 1 (2007) situées dans le Paris de 2196 confronte l’héroïne, Kim Keller, au dernier chimpanzé vivant sur Terre (en captivité), au haut degré de pollution et au froid sibérien qui s’abattent désormais sur la France. L’album se clôt par plusieurs dossiers explicatifs (auxquels il est référé dans les planches sous formes de notes), dont deux sont justement consacrés à la disparition des primates et au réchauffement climatique aux XXIème et XXIIème siècle. 


Parmi l’aréopage d’auteurs et d’œuvres cités dans cet article, il semble juste de réserver une place à part à Jean-Marc Reiser, l’homme qui aimait l’écologie (qui fut un de ses sujets récurrents et dont existe depuis 2010 une réédition chez Glénat sous le titre Reiser, l’écologie) mais pas les écologistes. Il est peut-être celui qui a le mieux assumé la complexité des enjeux écologiques, en particulier lorsqu’on souhaite envisager leur prise en main dans le cadre de ce que Bourg appelle un scénario démocratique. Une telle formulation marque une double opposition : 1° au scénario fondamentaliste ou deep ecologist (admettant la possibilité d’une disparition de l’homme comme bénéfique du point de vue du Tout naturel), avec lequel flirte par exemple Yves Paccalet dans L'Humanité disparaîtra, bon débarras ! (2006) ; 2° le scénario autoritaire, qui admettrait un primat de l’impératif de responsabilité à l’égard de l’écosystème sur les droits fondamentaux des individus humains, qui peuvent donc être comprimés au motif de la poursuite d’un but écologiquement valable. Leo comme Bilal donnent ci-et-là à voir dans leurs œuvres ce à quoi de telles organisations humaines-sociales pourraient ressembler. 

Reiser se distingue notamment par le fait d’être un hédoniste, résolument anti-paternaliste, mais également un technophile (passionné d’aviation, il rêvait d’être ingénieur mais, issu d’un milieu social très modeste, il avait dû y renoncer) là où nombre d’auteurs écologistes assument plutôt des positions technophobes ou techno-abstinentes.  Il y a chez lui une réelle exigence de ne faire de l’écologie ni un ascétisme, ni un élitisme et pas davantage un anti-progressisme. Les individus pourront, semble-t-il dire, être soucieux d’écologie s’ils sont épanouis personnellement. Reiser intègre avec lucidité la réciproque de cette proposition : les individus ne renonceront pas (du moins, pas aisément) à leurs joies quotidiennes au seul motif d’une sensibilisation sur les effets environnementaux de leurs pratiques. La planche suivante condense ces deux constats. 


Dans une autre planche, intitulée « Un an de chômage tous les trois ans », Reiser réussit une synthèse très dense du lien des questions écologiques avec celles des transports, du temps de travail, de l’organisation de la production, bref du mode de vie des sociétés modernes en général. Non linéarité des carrières, mobilité, do-it-yourself, impacts climatiques des différents moyens de transports et modes de consommation, conséquences éducatives, tout y est.

 
Avec Reiser, l’écologie devient réellement politique, non plus au sens d’un positionnement partisan (pouvant être superficiel) en vue d’élections, mais bien plus profondément d’une réflexion sur l’être-ensemble dans une société d’individus. Penser de concert écologie et démocratie signifie, en définitive, une prise en main par les individus des conditions à la fois de leur propre épanouissement et des possibilités durables pour chacun de s’épanouir. Explorer les planches réalisées par Reiser dès les années 1970 et s’étonner de l’acuité avec laquelle il avait saisi des problématiques redoutablement actuelles constitue à ce titre un « ouvroir de réflexion potentiel » dans une telle optique.

 

Bibliographie

Artières, P. (2008). Pierre Fournier, le pionnier de La Gueule ouverte. In. Artières, P., & Zancarini-Fournel, M. (dir.). 68, une histoire collective (1962-1981), p. 606-608.Paris : La Découverte.

Beck, U. (1986/2008). La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité.Paris : Flammarion.

Bilal, E. (2011). Ciels d'orage.Paris : Flammarion.

Bourg, D. (1996). Les scénarios de l'écologie.Paris : Hachette.

Casablanca, D. d. (2017). Bienvenue dans l'arche ! Philosophie magazine, Hors Série "Gaston, un philosophe au travail", p. 94-97.

Groensteen, T. (dir.). (2000). Maîtres de la bande dessinée européenne.Paris : Seuil.

Jonas, H. (1979/1990). Le Principe responsabilité.Paris : Les Editions du Cerf.