Descentes obscures
Publié par Bernard Guy, le 17 décembre 2022 740
Depuis longtemps, je souhaitais me familiariser avec la psychologie des profondeurs. Il y a quelques années, j’avais visité le Pays Imaginaire et repéré le Karst de la Psychanalyse. Sans en faire la visite. Aussi, maintenant que je suis de retour dans cette contrée, je suis bien décidé à y descendre (1).
La route qui y conduit montre un relief aux formes surprenantes. La déambulation tranquille et rectiligne est impossible : des creux, des bosses, des irrégularités d’apparence modeste, amorces de fractures se prolongeant sous nos pieds. Pour comprendre cette surface, il faut sûrement découvrir des choses cachées…
Au détour du sentier, une grande pancarte, nous y voilà : « Visitez le Karst de la Psychanalyse. Plongez dans l’inconscient. Entrée payante. » Malgré le coût (je vous le tairai), la curiosité est plus forte : je n’hésite pas.
Un gouffre s’ouvre ; de l’air froid remonte, une pente glissante de glaise m’entraîne vers le noir. Je descends à travers une série de strates empilées. J’observe quelques fossiles, mémoire du temps où ces roches étaient encore de simples projets sous la lumière du soleil, au bord d’une mer chaude. Et je me laisse aller dans le labyrinthe de ces conduits. Je découvre un continent enfoui, sombre, caché, pourrait-on dire inconscient ? Quelle histoire complexe est-elle responsable de cette charpente creuse ?
Un espace pur séparé du temps ? Non. L’histoire se continue encore insensiblement, depuis les débuts lointains du grand jour maintenant oubliés. Ce pays est mouvement : dans les derniers millénaires, les canaux ont changé, certaines lésions mal refermées se sont ouvertes, l’érosion a rongé. Par rapport à cela, le temps du passage de l’explorateur compte-t-il ? Ne contribue-t-il pas à l’illusion d’une persistance ?
Et n’y-a-t-il pas une dynamique propre à ce pays de l’ombre, différente de celle de l’expérience claire, inscrite dans un câblage initial ? Oui, les grains de calcite apportent quelque chose. Les propriétés du minéral vont guider les effets ultérieurs de dissolution / précipitation caractéristiques du karst. Une sorte d’hérédité : quelque chose de reçu depuis toujours. Comme le bébé emprunte des structures biologiques sur lesquelles il va se construire et rentrer en relation avec sa mère, il est encore en elle. Le vivant et la contrainte chimique interagissent au niveau des petits organismes qui fabriquent leur coquille. Mais on peut remonter en amont et envisager les propriétés des atomes qui vont fabriquer la calcite ; et encore plus tôt, celles des particules. Et plus loin encore ? Ainsi toujours il faut décider l’origine, il faut décider l’arrêt de l’investigation : on choisit la frontière entre ce qui est conscient et ce qui est caché dans les structures héritées d’une histoire plus ancienne. Quel vertige !
J’arrive au Carrefour de Laïos ; les analystes l’on appelé ainsi, à cause du récit qu’ils ont reconstitué. Un endroit où les événements se figent et semblent imposer un cadre au futur, par leur inscription dans la mémoire-espace de la roche. Comme si on laissait le temps continuer tout seul sa course, séparé de l’espace ; coupure provisoire assurément, car l’un et l’autre vont toujours ensemble et le karst continue sa marche : certains voudraient choisir entre le grand Piaget et l’illustre Lacan mais on ne peut désaccorder l’histoire et la structure.
Je vois de l’eau remontant par divers conduits. Eau-parole : elle nous renseigne sur des niveaux inaccessibles à l’observation directe, elle les transporte à la surface ; chargée d’éléments chimiques, d’isotopes, de débris, sa constitution nous apporte des signes de ces strates dont on n’avise pas la présence. Il serait très difficile de les voir en face. Ces mots nous aident, même s’ils mélangent un peu tout, le passé plus ou moins lointain, le présent ; ils n’ont pas peur des contradictions. Il faut pourtant encourager cette liberté de l’onde éloquente qui se lève.
Les remous de l’eau et sa force sont ceux du désir. De quel Autre ? Ils sont expression de la vie, force de construction, de formes nouvelles : concrétions, draperies, stalactites, stalagmites, gours, comblement de cicatrices. Ils sont aussi, à leurs moments, source de destruction et de mort : érosion, désagrégation, ouverture de trous, élargissement de failles. On est loin d’un fleuve tranquille ! Il y a dans le karst des violences, tout à fait terrifiantes ! Peut-on les apprivoiser ?
Et, continuant d’aller, je me demande si je suis moi-même un roc solide, comblé ? Non ! Que de failles cachées, de creusements, de ténèbres : je transporte des abîmes !
(1) Note : comme le lecteur l’aura compris, ce léger cocktail de psychanalyse et de géologie est un exercice de style : parler, dans le même propos, des profondeurs de l’âme, telles que Sigmund Freud les a explorées, et de celles du karst. Ce nom désigne l’ensemble des caractères d’un massif calcaire soumis à l’action érosive de l’eau par dissolution : des cannelures, des conduits, des grottes, des gouffres... J’avais découvert ce lieu lors de ma première visite au Pays Imaginaire (https://www.editions-harmattan....). Le présent texte n’est que l’avant-propos d’une relation complète, faisant l’objet d’un ouvrage en cours d’écriture avec Tony Brachet, philosophe et psychanalyste.