Il était une fois...la numération. Partie I : les origines
Publié par Jacques Bourgois, le 1 février 2022 5.3k
Cet article, premier de la série "Il était une fois...la numération", traite des origines de la numération. Comment en sommes nous arrivés à compter 1,2,3,4,5,... ? D'où viennent les chiffres ? Comment se sont formés les nombres ? A l'origine de cette longue histoire : la découverte d'un os !
De tous temps, l’homme a su appréhender les quantités. Au premier coup d’œil, il est possible de dire combien de symboles sont affichés :
Au-delà de 4, tout devient moins simple et il nous faut compter :
Pourquoi ? Ce ne sont pas les mêmes zones du cerveau qui interviennent : pour les petits nombres (de 1 à 4) une zone du cortex frontal est activée, pour les nombres plus grands c’est une partie plus profonde des zones temporales qui intervient. Les bébés, comme certains animaux, possèdent également la notion de quantité, ils savent faire la différence entre ‘plus que’ et 'moins que’. Cette aptitude protomathématique ne veut cependant pas dire ‘compter’ qui demande un apprentissage. Comment est-on passé de ‘1, 2, 3, beaucoup’ à ‘1, 2, 3, 4, 5, 6, …’ ? C’est l’objet de l’étude de l’histoire de la numération.
Cette étude va nous faire effectuer un long voyage dans l’espace mais aussi dans le temps. En effet, que de chemin parcouru depuis :
- le premier témoignage du comptage (35 000 ans avant JC) à nos jours en passant par l’Afrique du Sud, la Mésopotamie (-5 000 ans), la Chine (-1 300 ans), la Grèce (- 200 ans), Rome (-200 ans), l’Amérique du Sud (an 800), l’Inde (an 400), le Moyen-Orient (an 1 000) et enfin l’Occident,
- la numération utilisant des jetons puis celles utilisant des symboles écrits.
Au cours des siècles, différents types de numération ont été utilisés de par le monde (système additionnel, système positionnel, système hybride) jusqu’au système international utilisé aujourd’hui.
Tout commença par un os :
Lors de fouilles archéologiques datant du début des années 1970, un péroné de babouin d’environ 35000 ans avant JC a été découvert dans un abri sous roche en Afrique du Sud (os de Lebombo) par
le géologue belge Jean de Heinzelin de Braucourt. Sur cet os, 29 encoches sont gravées. Il pourrait s’agir d’un calendrier lunaire spécifiant le nombre de jours d’une lunaison. Il est similaire aux bâtonnets servant de calendrier au peuple Bushmen de Namibie.
Par la suite, d’autres témoignages gravés sur des os ont été découverts en Afrique ou en Europe : comme l’os d’Ishango (République Démocratique du Congo), ou celui de Vestonice (République Tchèque).
[5 - História da Epistemologia - Parte 1 (fisica-interessante.com) Congo : L’os d’Ishango (levoyagedhenou.com)]
Le plus célèbre est l’os d’Ishango, âgé de 20 000 ans, où figurent plusieurs séries d’entailles qui furent interprétées par différents auteurs comme pouvant être : un jeu mathématique, un calendrier lunaire, une série de nombres premiers, une table de calcul. Aujourd’hui, même si différents chercheurs le réfutent et pensent que toutes ces explications relèvent de la mathématique-fiction, l’os d’Ishango est reconnu comme étant le premier instrument à compter. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le réel a été représenté par des symboles ouvrant ainsi la voie aux futures numérations. Les mathématiques seraient-elles nées en Afrique ?
Un grand pas dans le temps :
Par la suite (environ 8 000 ans avant JC), les humains ont été désireux de connaître le nombre d’objets qui les entouraient. Pour savoir combien de moutons qu’il a en garde afin de les rendre à leur propriétaire et éviter tout malentendu, un berger place un caillou dans un sac au passage de chaque bête ; c’est la numération unaire (1 caillou=1 mouton). Mais ce système a ses limites pour les grands nombres : beaucoup de moutons = beaucoup de cailloux … donc un sac très lourd ! D’où l’idée de regrouper les cailloux par paquets : par exemple : 5 petits cailloux = 1 moyen caillou, 5 moyens cailloux = 1 gros caillou … donc 1 gros caillou correspond à 25 petits cailloux soit 25 moutons. La notion de base est ainsi inventée ; la base est le nombre de symboles (chiffres) différents utilisés pour représenter un nombre. Ce système basé sur le tas de cailloux est à l’origine du boulier chinois encore en usage de nos jours.
Du sac à la tirelire :
Vers 5 000 ans avant notre ère, les comptables ont l’idée de remplacer les cailloux par des objets
de taille variable, c’est ainsi qu’apparaissent les calculi en Mésopotamie (région de Sumer entre les fleuves Tigre et Euphrate, actuel Irak).
Les calculi sont des jetons en terre cuite de taille et de forme différentes selon la quantité qu’ils représentent utilisant un mélange de base 10 et de base 60. Pourquoi la base 10 ? Pourquoi la base 60 ? Réponses en fin d’article dans le paragraphe « Pour en savoir un peu plus sur les bases ».
Valeurs des calculi : Petit cône = 1 unité - Petite bille = 10 unités - Grand cône = 60 unités - Grand cône percé = 600 unités - Grosse bille = 3 600 unités -Grosse bille percée = 36 000 unités.
Remarque : le trou à l’intérieur d’un grand cône ou d’une grosse bille correspond à une multiplication par 10
Ce système permettait de représenter tous les nombres entiers et d’effectuer des opérations arithmétiques simples.
Exemple : si le berger garde 154 moutons, il retiendra, en présence du propriétaire, selon un système additionnel : 2 grands cônes, 3 petites billes et 4 petits cônes puisque 154 = 2x60 + 3x10 + 4.
Afin d’éviter les fraudes, les jetons ont ensuite (vers -3 500) été emprisonnés dans une boule d’argile creuse (les premières tirelires) permettant d’authentifier les transactions commerciales, un sceau était gravé sur cette enveloppe afin de certifier l’origine et le contenu.
Hélas, ce système ne peut garder la trace du passé lorsque la boule d’argile est cassée lors de la restitution du bétail à son propriétaire. Il fallait donc passer à une autre représentation.
Les premiers ‘chiffres’ :
A partir de la première moitié du troisième millénaire avant notre ère et précédant de peu l’invention de l’écriture, la boule d’argile est aplatie et on grave des symboles sur la tablette ainsi
obtenue, à l’aide d’un calame (tige de roseau biseauté) : ce sont les premiers chiffres. Des symboles qui permettaient alors de gérer les troupeaux, les récoltes, les hommes, les superficies de terrains, … Le calame appliqué perpendiculairement à la surface dessine un cercle, appliqué en biais une demi-lune ou un onglet plus ou moins allongé. Un cercle remplaçait la bille, une encoche remplaçait le cône.
Valeurs des empreintes gravées pour compter des animaux :
Les scribes de l’époque écrivaient de gauche à droite et de haut en bas.
Exemple : le nombre 164 était représenté comme suit selon un système additionnel :
(1+1+1+1+10+10+10+10+60+60)
Pourquoi l’argile et le calame ?
La région située entre les fleuves Tigre et Euphrate était riche en marais, argile et roseaux y étaient abondants et facilement accessibles. Les peuples de cette région étaient d’ailleurs appelés ‘les peuples du roseau’ : des faisceaux de roseau récoltés dans les marais servaient à construire des
pirogues. Quant aux briques d’argile, elles intervenaient dans la construction d'édifices comme les célèbres ziggourats à l’origine du mythe de la Tour de Babel.
Mais tout n’était pas aussi simple car les symboles utilisés étaient différents selon que l’on voulait représenter des quantités dénombrables (êtres humains, bétails, outils, conteneurs), des produits alimentaires, des volumes de céréales, des superficies de terrain (par exemple, dans la ville d’Uruk il y avait une douzaine de système différents). De plus, tous ces symboles étaient légèrement différents d’une ville à l’autre.
Ces systèmes de numération protocunéiforme restèrent utilisés jusqu’à la démocratisation de l’écriture où les chiffres précédemment décrits deviendront cunéiformes.
Pour en savoir un peu plus sur les bases : nombre de symboles (de chiffres) utilisés pour écrire un nombre
Au cours des siècles, les bases utilisées par les différentes numérations ont été les suivantes :
- Base 2 (chiffres : 0 et 1) : ce système a été utilisé dans les langues d’Océanie et d’Amérique du Sud.
- Base 5 (chiffres : 0 à 4) : le nombre de doigts d’une main. Le système à base 5 a été utilisé par les premières civilisations et également partiellement par les Grecs, les Romains et les Mayas.
- Base 10 (chiffres : 0 à 9) : nous avons 10 doigts (nous avons tous compté sur nos doigts dans notre enfance … voire après !). Ce système est à présent pratiquement international.
- Base 12 (chiffres : 0 à 11) : en prenant le pouce comme marqueur, nous avons 12 phalanges sur les 4 doigts restants. Le système à base 12 a été utilisé dans les mesures de longueur (1 pied=12 pouces, 1 pouce=12 points), la monnaie britannique (1 shilling=12 pences) ou française sous Charlemagne (1 sou ou sol=12 deniers), en typographie (1 cicéro=12 points). Il nous reste des vestiges de cette base : 1 douzaine d’œufs, 1 douzaine d’huitres, 1 grosse=12 douzaines.
- Base 20 (chiffres : 0 à 19) : nous avons 10 doigts et 10 doigts de pied … ce qui fait 20 doigts au total. Le système à base 20 a été utilisé en Asie, en Amérique et dans une bonne partie de l’Europe, ces numérations auraient une origine commune préhistorique. Il nous en reste encore quelques vestiges : 80=quatre-vingts, 90=quatre-vingt-dix, hôpital ophtalmologique des quinze-vingts à Paris (hôpital de 300 lits (15x20=300) créé par Saint Louis au XIIIème siècle pour abriter 300 chevaliers faits prisonniers et ayant eu les yeux crevés durant la septième croisade).
- Base 27 (chiffres de 1 à 27) : le peuple Oksapmin de la Nouvelle-Guinée possède un système de comptage à base 27. Chaque nombre porte le nom d’une partie du corps en partant du pouce de la main droite en allant vers le petit doigt de la main gauche en passant par la tête comme indiqué sur le dessin suivant. Une fois arrivés à 27, les Oksapmin crient ‘fou’ en levant les poings ce qui signifie « complet ». Pour un comptage supérieur à 27, ils repartent en sens inverse à partir du poignet gauche. Le comptage se fait uniquement par oral en montrant la partie du corps concerné : 1 se dit ‘tipâna’ (pouce), 6 se dit ‘dopa’ (poignet droit), 12 se dit ‘nata’ (oreille droite), 16 se dit ‘tan-nata’ (oreille gauche), 27 se dit ‘tan-hâthâta (petit doigt gauche).
- Base 60 (chiffres 0 à 59) : sans le pouce qui sert de marqueur, nous avons 12 phalanges sur une main, ce qui fait 1 doigt de l’autre main … donc en tout pour les 5 doigts de l’autre main cela fait 60.
Ce système a été utilisé par les Sumériens, il nous en reste des vestiges : 1 h=60 min – 1 min=60 s, mesure d’angle (360°).
Il existe des équations mathématiques ou des convertisseurs pour transformer un nombre d’une base à une autre :
Exemple de convertisseur :
https://www.translatorscafe.com/unit-converter/fr-FR/numbers/5-13/base-2-base-10/
Exemple de formule mathématique : soit le nombre ABCDE écrit en base b. Ce même nombre écrit en base 10 est la somme suivante : (ABCDE)b = (E*b0 + D*b1 + C*b2 + B*b3 + A*b4)10
Remerciements : L'auteur remercie Aourell LANFREY (médiatrice scientifique, La Rotonde, Ecole des Mines de Saint-Etienne) de sa participation à l'élaboration de cet article.
Références :
Des chiffres aux nombres (maths-et-tiques.fr)
Microsoft Word - PESUhistoirev2 (enseignementlibremarche.be)
https://lycee-corot-morestel.fr/seances_pc_mpi/mpi/histoirenum/histoirenum.htm
Les Nombres : Histoire et numérations (math93.com)
Sciences et vie hors série n°297