Il était une fois...la numération. Partie IX histoire de la numération décimale internationale
Publié par Jacques Bourgois, le 24 avril 2023 3.3k
Le système de numération que nous utilisons actuellement (numération indo-arabe encore appelée arabe ou hindou-arabe), est un système décimal positionnel utilisant 10 chiffres (de 0 à 9) permettant de réaliser simplement toutes opérations arithmétiques. Il doit son nom au fait qu’il a été développé en Inde et qu’il est parvenu en Europe par l’intermédiaire des mathématiciens arabes. Un grand voyage dans le temps et dans l'espace.
L’origine de notre numération remonte au IIIe siècle av. J.-C., avec le système de numération brahmi du sous-continent indien. Ce système de nature additive, comportait 9 symboles (de 1 à 9) et comme de zéro n’existait pas encore, de nouveaux glyphes étaient utilisés pour les dizaines, les centaines ou les milliers.
Pour écrire un nombre comme 122 par exemple, il suffisait d’écrire côte à côte les symboles correspondant à 100 puis 20 et 2 :
Vers l’an 450 de notre ère, une trace de numération positionnelle est trouvée dans un manuscrit de cosmologie. Les chiffres sont alors écrits en toutes lettres, le zéro est écrit ‘sunya’ (signifiant ‘vide’ en sanskrit) et représente une absence de valeur. Puis l’utilisation de chiffres Hindi (de 1 à 9) apparait vers l’an 595 et se propage à travers tout le sous-continent. En 628, le mathématicien indien Brahmagupta décrit pour la première fois, le ‘sunya’ comme un nombre à part entière dans son ouvrage Bramhasphutasiddhanta (L’ouverture du monde) : le système est complet.
Le Moyen-Orient a développé à partir de la seconde moitié du VIIIe siècle, un mécénat scientifique avec l’Inde en invitant des savants étrangers à étudier dans leurs bibliothèques. C’est ainsi, qu’en 773 arriva à Bagdad une ambassade indienne avec comme présent au calife Mansour, le calcul et les chiffres. Par la suite, les mathématiciens islamiques adoptent la numération indienne et la propagent dans tout l’empire à travers d’ouvrages comme ‘Sur le calcul avec les chiffres Hindous’ et ‘Livre de l’addition et de la soustraction d’après le calcul des indiens’ (Musa-al-Khwârizmi, vers 825), ‘Sur l’utilisation des chiffres hindous’ (Al-Kindi, vers 830), ‘Principes du calcul hindou’ utilisant des chiffres hindous-arabes (Kushyar ibn Labban, Xe siècle). Dans ce dernier ouvrage, sont décrits les algorithmes de l’addition, de la soustraction, de la multiplication, de la division, des extractions de racines carrée et cubique.
Musa-al-Khwârizmi est le plus connu des mathématiciens arabes, son nom traduit en latin par Algoritmi a conduit au mot algorithme.
Durant cette période la graphie des chiffres a évolué pour devenir les chiffres ‘arabe oriental’ et les chiffres ‘arabe occidental’ (Ghûbar) utilisés au Maghreb et en Espagne et proches de nos chiffres actuels.
Au Xe siècle, le moine français Gerbert d’Aurillac se rend en Catalogne invité par le Comte Borrell II de Barcelone où il approfondit ses connaissances scientifiques et plus particulièrement mathématiques. Il y découvre la numération décimale (sans le zéro) dans le Codex Vigilanus (976 ap.J.C.) et imagine une table à compter (l’abaque de Gerbert) : plateau où étaient tracées des colonnes représentant les unités, les dizaines, les centaines … où l’on plaçait des jetons (apex) gravés de chiffres (de 1 à 9). Il écrit également une notice d’utilisation de son abaque (Regula de Abaco Computi) où est expliqué comment additionner, soustraire, multiplier ou diviser. De retour en Occident, il y introduisit ce nouvel abaque et le système décimal. Devenu Pape en 999 sous le nom de Sylvestre II, il tenta d’implanter cette nouvelle numération qui a été rapidement adoptée par les marchands … mais pas encore par les mathématiciens et les enseignants. En effet, à cette époque le clergé local était chargé de l’enseignement et de la comptabilité en utilisant la numération romaine et voyait d’un mauvais œil cette nouvelle numération qui aurait pu mettre fin à leur monopole.
Deux siècles plus tard, le mathématicien italien Léonard de Pise dit Fibonacci (1170-1250) étudie les mathématiques à Bejaïa (Algérie) où son père était notaire public des douanes pour le compte de la république de Pise.
Il introduit ensuite la numération décimale à Pise en 1198 et écrit dans son ouvrage ‘Liber Abaci’ : « La méthode des Indiens surpasse toute méthode connue pour calculer. C’est une méthode fantastique. Ils font leur calculs en utilisant neuf chiffres et le symbole zéro ». Si Fibonacci a fait connaitre cette numération en Europe, c’est uniquement dans le cercle fermé des savants, les gens du peuple, s’ils savaient compter, le faisaient toujours avec les chiffres romains en utilisant des abaques. Ces derniers étaient toujours utilisés parce que très peu de personnes ne savaient écrire et que le papier était très onéreux à cette époque. La querelle a été longue entre abacistes qui calculaient à l’aide d’abaques, et algoristes qui étaient partisans du calcul écrit, comme le montre la célèbre gravure parue dans l’encyclopédie ‘Margarita Philosophica’ (début du XVIème siècle) où l’Arithmétique observe Boèce qui calcule à la plume à l’aide de chiffres arabes et Pythagore qui calcule à l’aide d’un abaque à ligne (notons que Dame Arithmétique regarde plutôt Boèce que Pythagore, aurait-elle déjà fait son choix ?).
Le veto ecclésiastique concernant le système de numération indo-arabe tombe au XVe siècle, les algoristes ont gagné !
Et le zéro dans tout cela ? Le zéro est apparu en Occident par l’intermédiaire de Fibonacci sous le nom de zefiro (latinisation du mot arabe ‘sifr’ qui est à l’origine du mot chiffre que nous utilisons actuellement) pour devenir zéro en 1491. Si les chiffres de 1 à 9 ont été acceptés non sans mal, cela a été encore pire pour le zéro. En effet, le zéro c’est le rien, le néant … les responsables religieux européens voyaient dans toute représentation du néant une œuvre satanique donc afin de sauver l’humanité du diable, ils bannirent le zéro de la société même si les marchands et les mathématiciens l’utilisaient en secret en tant que chiffre pour montrer l’absence d’unité, de dizaine, de centaine, … puis en tant que nombre lorsqu’une quantité est nulle. Le zéro devient un nombre à part entière en 1889 grâce à la parution de l’ouvrage ‘Arithmetices principia nova methodo exposita’ de Giuseppe Peano.
C’est au mathématicien allemand Adam Ries que revient le mérite d’avoir démocratiser la compréhension de la notation de position décimale avec son ouvrage ‘Rechenung auff der linihen und federn’ (Calculer sur les lignes et avec une plume) paru en 1550 et destiné aux apprentis des commerçants et artisans. Un second ouvrage publié en 1585, a contribué à populariser le système indo-arabe, ‘De Thiende’ de Simon Stevin de Bruges. Cette numération s’impose de manière définitive en France à la fin du XVIIIe siècle avec la Révolution Française.
Il a donc fallu environ 1500 ans pour que la numération décimale soit adoptée en Occident après avoir fait un long parcours des Indes jusqu’en Occident en passant par l’Empire Arabe.
Une numération internationale … pas si internationale que cela :
Les grands nombres : tout a commencé avec Archimède. Dans l’Arénaire (Archimedis Syracusani Arenarius & Dimensio Circuli) voulant avoir une estimation du nombre de grains de sable nécessaires pour remplir l’univers (sphère des fixes ou étoiles immobiles avec le soleil au centre, sphère de diamètre 1014 stades ou environ 2 années-lumière) il a dû inventer un système pour désigner les grands nombres. En effet, à son époque le système de numération grec permettait d’exprimer les nombres que jusqu’à 9999.
Extrait de l'Arénaire
Il utilisa alors le terme de myriade pour le nombre 10000, dès lors le système peut être étendu pour nommer les nombres jusqu’à une :
soit 99 999 999 (108-1) qu’il nomma les nombres ‘premiers’ ou de première octade. Puis ainsi de suite pour les nombres ‘seconds’ jusqu’à (1016-1), pour les nombres ‘troisièmes’ jusqu’à (1024-1), il nomma ainsi les nombres jusqu’à atteindre l’unité de la 108-ième octade soit :
Et les grains de sable dans tout cela ? Archimède trouva un ordre de grandeur de 1000 myriades du huitième ordre soit 1064. Ce faisant, il a démontré la formule que tous les étudiants du monde utilisent : Aa.Ab=Aa+b.
Ensuite, de nombreuses formulations ont été utilisées.
- En 1270 a été inventé le mot million qui vaut mille milliers. Au-delà de ce nombre, l’histoire est un peu plus mouvementée et il existera deux règles distinctes et contradictoires : l’échelle longue et l’échelle courte.
- En 1484 le français Nicolas Chuquet propose d’écrire les grands nombres par tranches de 6 chiffres séparés par des points créant ainsi l’échelle longue. Dans son ouvrage Triparty, il est décrit les byllions, les tryllions, les quadrillions, les quillions, … : « Item lon doit savoir que ung million vault mille milliers de unitez, et ung byllion vault mille milliers de millions, et [ung] tryllion vault mille milliers de byllions, et ung quadrillion vault mille milliers de tryllions et ainsi des aultres ».
- En 1544 invention du milliart qui devient milliard en 1688
- Au XIIe siècle : passage à l’échelle courte sous l’impulsion des mathématiciens
Les grands nombres sont groupés par paquets de 3 chiffres (base 1 000) et les préfixes bi, tri, quadri, … sont suivis du suffixe ‘llion’.
- 1948 : la 9ième Conférence Générale des Poids et Mesure déconseille l’usage de l’échelle courte
- 1961 : retour à l’échelle longue en France, décret n°61-501 du 3 mai 1961
Dans l’échelle longue, les grands nombres sont regroupés par paquets de 6 chiffres (base 1 000 000) et les préfixes bi, tri, quadri, quinti, … sont suivis du suffixe ‘illion’.
Il existe également dans cette échelle le milliard (109), le billiard (1015), le trilliard (1021).
Pour les nombres plus importants que 1036 il convient d’utiliser le préfixe latin suivi de ‘illion’.
- Mais tout n’est pas si simple, car les deux échelles sont toujours pratiquées :
- la plupart des pays d’Europe ont opté pour l’échelle longue,
- les USA, le Canada anglophone, le Brésil, la Grèce et depuis 1974 le Royaume-Uni et l’Irlande utilisent l’échelle courte,
- quelques pays utilisent un système mixte (Russie, Ukraine, Bulgarie, Turquie, …) : échelle longue puis échelle courte à partir de 1012,
- en Chine, le système utilisé est la myriade (10000)
- L’existence de ces deux échelles peuvent causer bien des désagréments : en effet, 1 billion en échelle courte n’est pas identique à 1 billion en échelle longue. Il n’est pas rare de noter des erreurs de traductions dans des textes même officiels. Si vous êtes milliardaire en Europe, vous serez bilionnaire aux USA.
- Heureusement (?) les scientifiques ont opté pour un système plus simple : la notation scientifique en puissance de dix qui ne souffre d’aucune ambiguïté ; 10300 (ou 106*50) est en effet plus simple à comprendre que quinquagintillion !
Séparateur des milliers et décimal : 12567 ou 12'567 ou 12.567 ou 12 567 ou 12,567 ?
Afin de rendre les nombres écrit en chiffres plus lisibles, il est convenu de partager les nombres par tranches de trois chiffres, ces tranches étant séparées par un ‘séparateur de milliers’ sauf pour les numéros ou les dates. Ces séparateurs varient selon les pays :
- dans les pays francophones, le séparateur est une espace insécable
- dans les pays anglophones, le séparateur est une virgule
- il existe également des exceptions : en Suisse le séparateur de milliers est une apostrophe
Ainsi le nombre 12567 s’écrira :
- 12 567 dans les pays francophones
- 12'567 en Suisse
- 12,567 aux USA
- 12,567 ou 12 567 en Grande-Bretagne
Notons que le Bureau international des poids et mesures préconise l’emploi de l’espace insécable … mais les habitudes ont la vie dure et virgule ou apostrophe sont toujours utilisées de par le monde.
Concernant le séparateur décimal, là encore il y a des différences selon les pays. Le Bureau international des poids et mesures ainsi que l’Organisation internationale de normalisation (ISO) précisent qu’il est possible d’utiliser la virgule ou le point. Ainsi le nombre PI sera écrit :
- 3,14 d’après la norme Afnor NF X 02-003 de 2012
- 3.14 d’après la norme ISO 31-0 de 2003
Septante, huitante, nonante : Le système décimal strict voudrait que l’on énonce ‘soixante, septante, huitante ou octante, nonante’. Dans la plupart des pays francophones, un système vigésimal auxiliaire est utilisé pour former soixante-dix, quatre-vingt ou quatre-vingt-dix. Ces termes sont apparus en France au XVIIe siècle, Vaugelas a écrit dans son ouvrage ‘Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et escrire’ : « Septante, n’est Français qu’en un certain lieu où il est consacré, qui est quand on dit la traduction des Septantes […]. Hors de là il faut toujours dire soixante-dix, tout de même que l’on dit quatre-vingts et non pas octante ou quatre-vingt-dix et non pas nonante ». Une légende raconte que l’emploi de la base vigésimale auxillliaire aurait été voulue par Louis XIV qui ne supportait pas de quitter la soixantaine pour devenir septuagénaire et donc aurait décidé que l’on dirait soixante-dix au lieu de septante … bien que séduisante, l’authenticité de cette histoire est douteuse.
Le terme octante qui était utilisé dans la francophonie suisse est maintenant archaïque.
Remerciements : L'auteur remercie Aourell LANFREY (médiatrice scientifique, La Rotonde, Ecole des Mines de Saint-Etienne) de sa participation à l'élaboration de cet article.
Quelques références :
Comment dit-on 80 en Belgique et en Suisse ? – Français de nos régions (francaisdenosregions.com)
70 & 90 – Français de nos régions (francaisdenosregions.com)
Système de numération indo-arabe — Wikipédia (wikipedia.org)
Français de Suisse — Wikipédia (wikipedia.org)
Séparateur décimal et séparateur de milliers — Wikipédia (wikipedia.org)
Formater nombre en format américain (excel-pratique.com)
Numération brahmi — Wikipédia (wikipedia.org)
Système de numération indo-arabe — Wikipédia (wikipedia.org)
Système de numération hindou-arabe - Hindu–Arabic numeral system - abcdef.wiki
Chiffres indiens/arabes | Math4All