Nous vivons un moment de "nomadisme" (sur l’espace et le temps du confinement)
Publié par Bernard Guy, le 7 mai 2020 1.9k
Nous vivons un moment de nomadisme (sur l’espace et le temps du confinement)
Pour répondre à une demande et pour ceux que cela intéresse, voici quelques remarques sur ma façon d’appréhender l’espace et le temps pendant la période de confinement que nous vivons (et avant que cela ne devienne obsolète par déconfinement). Je salue les différents contributeurs à la réflexion sur la période actuelle, reconnaissant que le présent texte est un peu décalé par rapport aux préoccupations de la majorité de mes contemporains. Le sujet en lui-même mériterait une réflexion approfondie : je me contente d’indications générales avec quelques illustrations personnelles. Merci d’avance pour les critiques indispensables sur des formulations elles-mêmes sujettes à nomadisme.
Rappels des épisodes précédents (ces rappels un peu abstraits sont utiles pour comprendre la suite).
Le temps n’existe pas tout seul, c’est un concept abstrait que nous fabriquons à partir du monde ; à partir de la comparaison entre les différents mouvements que nous éprouvons, vivons, voyons, appuyés sur tout ce qui constitue notre monde. Nous sommes dans une connaissance relationnelle : parlons de relations temporelles plutôt que de temps. Avec le mouvement, l’espace est aussi concerné par cette opération d’abstraction, dans les relations spatiales. La primauté du mouvement s’origine dans ce qui constitue notre première relation « charnelle » au monde, avant les mots. Relations spatiales et relations temporelles sont les mêmes relations, leur partage repose sur des comparaisons de vitesses relatives : à l’espace les vitesses lentes ou « arrêtées » par rapport aux vitesses plus rapides du temps. On ne connait que des relations entre les unes et les autres, mais non de façon ultime les unes ni les autres. Cette connaissance relationnelle (ou complexe) ne peut éviter récursivités ni régressions à l’infini (c’est-à-dire l’impression de tourner en rond ») sur lesquelles nous ne revenons pas ; des conventions, soumises au libre arbitre (et non imposées par la réalité) sont nécessaires pour arrêter ces cycles. Le partage entre espace et temps peut se faire à différents endroits, en fonction des mouvements que nous percevons, ou auxquels nous attachons de l’importance dans tel ou tel contexte. Il y a multiplicités des espaces et des temps, le temps et l’espace unique des physiciens ayant un rôle particulier pour héberger une large communication dans le groupe social. L’espace et le temps (les espaces et les temps) que nous construisons s’appuient sur tout ce qui constitue notre monde, les pierres et les bornes de nos monuments et de nos rues, jusqu’aux hommes et femmes avec qui nous vivons. Dans certaines situations, la séparation entre espace et temps, liés dans le mouvement, ne se fait pas, ou se fait plus difficilement.
Règle du jeu
La question n’est pas de savoir comment nous percevons le temps, comme s’il existait un temps extérieur et antérieur à nous, passablement mystérieux, que nous pourrions essayer de saisir, plus ou moins bien suivant les circonstances. Il s’agit plutôt d’étudier nos diverses activités, sorties, déplacements et voyages, mouvements à l’intérieur de notre domicile, et de voir comment leurs poids respectifs changent en cette période, et comment, par voie de conséquence, les mots temps et espace reçoivent des sens différents d’avant. Le trouble que nous pouvons ressentir dans la période actuelle vient de cette répartition nouvelle. Le mot confinement indique par lui-même, par définition si j’ose dire, que les divers mouvements possibles vont être modifiés, et donc que notre compréhension du temps et de l’espace le sera aussi.
Quelques illustrations
Chacun éprouve les choses différemment suivant la situation où il se trouve. Je donne ici, de manière désordonnée, des éléments d’une illustration personnelle, c’est-à-dire une façon parmi d’autres de mettre en application les règles précédentes.
Les relations au temps des horloges. Le temps social, ordonné par les physiciens, n’est que l’un des nombreux temps possibles, tous légitimes. Dans cette période de confinement, nous nous en éloignons, du fait de la distanciation des contacts concrets avec la société ; d’où le sentiment d’un certain flottement et d’un manque de repère. La coupure entre semaine et week-end par exemple n’est plus marquée par des changements dans les déplacements à l’extérieur. Mais l’alternance des jours et des nuits, c’est à dire le temps de la journée, restent (le temps social leur est lié), à moins d’habiter dans un logement fermé au soleil. Dans les conditions où nous sommes, nos rythmes biologiques peuvent prendre plus d’importance relative, moins assujettis aux horloges officielles.
La connexion entre les différents espaces et temps. Nous avons parlé de la multiplicité des temps et des espaces. Peut-être l’éprouvions-nous moins auparavant car des jonctions se faisaient de façon naturelle par nos sorties, nos activités, etc. Elles sont maintenant plus difficiles : le ressenti de la multiplicité est alors plus fort ; il se traduit par une impression d’écartèlement ou de division, si tel espace nous est interdit où nous avions notre place. Les informations qui nous en arrivent de loin par les différents moyens de communication la rendent cruelle par la distance qu’elles expriment. Nos proches sont lointains et la grammaire est malmenée.
Dans cette multiplicité, il subsiste toujours des espaces et des temps qui relèvent de la fiction au sens philosophique (dont toute pensée a besoin), tels ceux donnés à voir par les logiciels nous permettant de converser avec plusieurs personnes à la fois. Celles-ci, sises à des endroits différents, partagent le même écran. Lors d’une réunion par « Zoom » ou « Skype », ne fabriquons-nous pas une utopie où tout le monde est présent côte à côte ? L’enrichissement de ces fictions est une caractéristique de la situation présente. Les virtualités entraînent des frustrations, mais la fiction permet des choses nouvelles impossibles dans monde réel : des rencontres qui n’auraient pu avoir lieu d’aucune manière. Ou de façon plus ludique : se montrer dans des paysages fabriqués, pouvoir voir sans être vu, ou être vu sans voir, écrire ou dessiner en même temps que l’on parle, etc.
Les relations à l’espace et au temps de la maison. La frontière entre temps et espace peut changer selon l’importance que l’on donne à des mouvements que l’on ne regardait pas, ou n’envisageait pas : on les découvre, on les rend possibles parce que d’autres ne le sont plus ; on dévoile alors des temps cachés dans les espaces que l’on avait figés. La maison qui était d’abord un lieu est temporalisée, elle héberge des voyages (une ascension au Mont-Blanc par des allers-et-retours dans son escalier). Non seulement une toise, elle devient une horloge : suivant la vitesse que nous avons à la parcourir, ce sont des tempos différents. Par effet de loupe, on remarque les mouvements associés aux objets quotidiens qu’il faut transporter, manipuler, etc. On a davantage de temps aussi pour faire des choses qui demandent moins d’espace, la somme des activités étant bornée par le temps de la journée. C’est jusqu’à un espace personnel interne qui s’ouvre et se montre siège de mouvements ou émotions, dans un aspect plus symbolique ou spirituel. La mise au jour de la structure hiérarchique des espace-temps emboités, en attente d’un dévoilement, est source d’étonnement, voire de surprise.
Le futur qui vient à notre rencontre se heurte aux murs de notre maison. Ou bien c’est nous qui sommes bloqués : pouvons-nous relier la difficulté à nous projeter dans un futur plus ou moins proche à la fermeture de nos enceintes : elles nous cachent les grandes étendues d’espace libre utiles pour écrire l’avenir. L’immobilité du sujet rend également le futur plus lointain (cela rejoint des travaux de psychologues). Privé de perspective (c’est jusqu’à l’agenda que l’on ne consulte plus), espace absent ou restreint, par ricochet le présent se rend plus dense, mais parfois plus prévisible, dans un cadre trop connu ?
Le présent. On a pu dire que le temps en cette période semblait passer plus lentement (certes le temps ne passe pas ; le sentiment est une comparaison entre divers mouvements internes, cérébraux, et externes, liés à telle ou telle activité et au temps des horloges). Il y a deux façons de ne pas voir passer le temps : - lorsque des événements extérieurs nous distraient, nous détournent de la contemplation de la pendule ; - lorsque notre activité personnelle est captivante au point d’en oublier le reste. Dans le premier cas, l’amoindrissement des événements provoqués par les rencontres et l’affairement produit un temps qui pèse. Dans le second cas, peu importe les incidents extérieurs, le confinement ne change pas les choses (si notre passionnant travail peut se poursuivre bien sûr).
Le présent et l’ici spécieux. Le lien entre temps et espace se manifeste de façon délicate à analyser dans l’association entre l’ici, qui s’étend par comparaison avec les ailleurs, et le présent qui s’étale. Avec eux les triptyques passé / présent / futur, ou ailleurs / ici / ailleurs, révèlent leur élasticité. Les conjugaisons sont malmenées : ce qui était futur ou passé dans un découpage ancien, se retrouve dans un présent plus épais. On a noté également une dissymétrie entre le temps éprouvé au présent (il paraît long) et celui que l’on compte en se retournant sur ses pas (il est passé vite). Faut-il voir un effet relativiste tenant compte du changement de signe de la vitesse « spatiale » de rapprochement ou d’éloignement du temps (cela rejoint également certains travaux de psychologues) ?
Nous vivons un moment de nomadisme
J’ai écrit il y a quelques années un article dans la revue Parcours anthropologiques. Voir : https://journals.openedition.org/pa/422?lang=en#ftn1
Ce texte porte sur les modifications éprouvées en matière d’espace et de temps par une personne mise à l’épreuve par des bouleversements de son mode de vie, son habitation, ses trajets, etc. du fait d’événements liés à la guerre. Cette composition me semble d’actualité : certes, notre situation d’aujourd’hui se marque par des changements différents de ceux rapportés, mais l’on y trouvera, de façon détaillée, ce qui se joue en relation avec l’habitat, les déplacements, etc. à examiner aujourd’hui dans notre nouveau contexte. On verra en particulier que, dans une telle situation de reconfiguration, la séparation même entre espace et temps ne se fait pas complètement : espace et temps restent soudés dans le mouvement, sans être distingués. C’est ce que j’appelle le moment de nomadisme (par opposition à la situation de sédentarité des urbains, où un espace rassurant perdure). C’est jusqu’aux mots qui manquent pour dire ce qui arrive. Il n’existe pas d’espace stable où retourner sur ses pas ; il n’existe pas de mots durables pour parler de ce qui advient, ils semblent se déliter (des mots « fondamentaux » comme vie, mort, travail, solidarité,… voient leurs sens remis sur le métier). Aujourd’hui, ce ne sont pas tant les murs qui s’écroulent qu’une reconfiguration des relations entre les gens qui s’opère, relations qui structurent l’espace à leur façon. Nous ne pouvons revenir en arrière dans une disposition de nos semblables stable et invariable, identique à celle d’avant (les « positions » sociales, les poids relatifs des métiers, activités…, se déplacent). Nous éprouvons cette difficulté de parler en mesurant déjà l’écart entre ce que nous disions de telle situation du Covid19 il y a quelques semaines, et ce que nous disons de la même situation aujourd’hui.
Envoi
Si le lecteur a compris la règle du jeu, et si elle lui semble pertinente, je suis intéressé à connaître son expérience. Ou bien sûr ses critiques et interrogations. S’il a besoin d’éclairage sur tel ou tel point, je peux envoyer des références. Note : un texte sur le rythme paru récemment : Le rythme à la croisée des mouvements de l’homme et des mouvements de la nature, dans la revue en ligne Plastir : http://www.plasticites-sciences-arts.org/plastir-n57-03-2020
Bernard GUY, Saint-Etienne, mai 2020.