« Passe à ton voisin… », parler au sujet sensible pour toucher le sujet de raison

Publié par Camille Roelens, le 10 novembre 2019   1.5k


 

Pourtant vécues conjointement dans chaque expérience de classe, les deux dimensions de la subjectivité humaine que sont la raison et l’émotion ont pourtant longtemps été, sur le papier, pensées en opposition, voire en clivage (la raison à l’école, l’émotion en famille), non sans que cela ne crée des tensions ou des malaises. Eirick Prairat, par exemple, a récemment affirmé[1]qu’il avait toujours trouvé dérangeante la fameuse proposition du philosophe Alain de faire la classe comme on balaie, avec rigueur, rationalité, méthode et application mais sans états d’âmes, sans émotions, soucieux simplement de Juste et de Vrai. Faire aujourd’hui, dans la réflexion pédagogique qui accompagne la pratique enseignante quotidienne, le choix de penser ensemble, en chacun des élèves, le sujet de raison et le sujet sensible, semble plus fécond.

 

Entrée(s) en poésie...

 

Une bonne manière d'exemplifier le précédent propos tout en s'insérant dans une pratique emblématique de l’école pour tous est de s’intéresser au cas de séquences de lecture et de production poétique dans les classes du premier degré[2], ici plus spécifiquement en cycle 3.

 

De l’un à l’autre…

 

On peut considérer que le déchiffrage du texte d’un poème n’exige a priori que des compétences en lecture, comparables à celles de n’importe quel autre texte, tandis que sa récitation nécessite un certain travail de mémorisation. Prétendre que l’élève peut réaliser à l’école une entrée en poésie signifie davantage : l’enseignant va mobiliser des moyens pédagogiques pour lui permettre de devenir un « sujet lecteur » (rationnel et émotionnel). Un poème conjugue en effet : une manière particulière de produire du sens (la poétique du texte, ses figures de styles, ses champs lexicaux…) ; une ambition spécifique à susciter l’émotion. Deux choses semblent insuffisantes, à elles-seules, pour enclencher ce processus. D’une part, l’intérêt personnel que l’enseignant a pour un texte (facteur souvent non négligeable dans le choix de l’intégrer dans une séquence parmi une pluralité de textes potentiellement adaptés à un niveau de classe). D’autre part, une présentation a priori, fusse-t-elle très rigoureuse et progressive, de la poétique d’un texte qui n’a pas « touché » l’élève.

Face à une première lecture et/ou audition d’un poème, chaque élève a sans doute une première réaction, souvent subjective, parfois hâtive, voire teintée de contresens. Mais il y met aussi le plus souvent un engagement réel et sincère dans l’expression d’une émotion. Reconnaître et accueillir ce jugement subjectif pour en faire le support et non le concurrent d’un approfondissement de certaines dimensions objectives du texte paraît pertinent pédagogiquement. Ainsi, cet extrait de Grammaire de Philippe Soupault peut provoquer, par exemple sur une classe de CM1, autant de rires que de perplexités voire d’incompréhensions premières. 

Peut-être et toujours peut-être 

adverbes que vous m'ennuyez 

avec vos presque et presque pas 

quand fleurissent les apostrophes

 

Et vous points et virgules 

qui grouillez dans les viviers 

où nagent les subjonctifs 

je vous empaquette vous ficelle

 

Néanmoins, chaque élève peut réagir d’une manière propre. Certains affirmeront, après avoir entendu les mots “viviers” ou “empaquette”, que le texte employait “des mots qui ne veulent rien dire”, ou que l’auteur du texte “parlait comme un vieux”. D’autres interpelleront l'enseignant.e quant aux termes “apostrophes”, “points”, “virgules”, “subjonctifs”, en faisant remarquer avec un mélange de perplexité et de moquerie qu'il ou elle s'est “trompé de jour” et que cette plage horaire n’était pas dédiée ni à la grammaire ni à la conjugaison. D’autres encore entendront le verbe “grouillez” dans son sens familier et ricaneront de l’entendre dans la bouche de l’enseignant.e ou en imaginant que des signes de ponctuations puissent se dépêcher de faire quelque chose... Ce petit florilège non exhaustif (que chaque enseignant pourra sans doute compléter de ses propres expériences de prises de paroles d’élèves) ouvre de nombreuses pistes d’entrée dans la poétique propre du texte. Chaque élève peut y prendre part de manière singulière. Reprenons les quelques exemples cités ci-avant. Certains élèves peuvent se voir proposer la consigne “parlez à votre tour comme « des vieux », comme vous dites”, et avoir à répondre à la question “comment faites-vous pour parler comme cela ?”. Ils voient alors que cela produit l’effet escompté sur les autres élèves (le plus souvent, les faire rire) lorsqu’ils emploient eux-mêmes (jusqu'à l’exagération) le phrasé particulier inhérent à la versification classique ou le genre de diction propre à la lecture poétique à voix haute. La référence à la grammaire et à la conjugaison sont une excellente porte d’entrée dans l’étude du champ lexical, essentielle dans le travail sur des poèmes. Rebondir sur l’usage de “grouillez” selon les registres de langues ouvre sur les potentialités de jeu sur les doubles sens dans l’écriture poétique. Dans chacun de ces cas, un ressenti premier de l’élève est un précieux point d’appui, et leurs rires, perplexités, “provocations”, voire rejets, le moyen d’allier perspective pédagogique (l’enseignant accompagne l’élève) et perspective poétique (l’émotion de chacun face au texte est intime et propre).

 

…et réciproquement

 

S’adresser au sujet de raison qu’est l’élève (qui cherche à comprendre le texte) peut également avoir de fortes conséquences émotionnelles sur le sujet sensible qu’il est. L’analyse d’un poème peut aussi donner accès à des éléments de compréhension pouvant toucher les élèves émotionnellement. Prenons ce célèbre poème de Robert Desnos : 

 

Une fourmi de dix-huit mètres

Avec un chapeau sur la tête 

Ça n'existe pas, ça n'existe pas

 

Une fourmi traînant un char 

Plein de pingouins et de canards

Ça n'existe pas, ça n'existe pas

 

Une fourmi parlant français 

Parlant latin et javanais 

 

Ça n'existe pas, ça n'existe pas

Eh! Pourquoi pas !

 

Replacer ce poème dans son contexte d’écriture (1943-44) et présenter l’auteur (résistant mort en déportation) permet de voir dans le texte une possible référence cachée aux trains de la mort [3] et une ode à la résistance[4]. D’un côté, l’enseignant peut, par ses explications, donner à tous des moyens de penser ce texte, d’en comprendre le double sens. L’idée même d’un éventuel sens caché peut susciter chez les élèves une large palette de réactions allant de la curiosité à la défiance, en passant par l’indifférence ou l’ironie (“caché où, sous la feuille ?”...). Chacune semble pouvoir être saisie pédagogiquement. Feindre, face au désintérêt exprimé de certains élèves, de leur demander simplement de dessiner la fourmi mais en respectant rigoureusement les descriptions du poème, peut produire, par exemple, plusieurs dessins ressemblant à s’y méprendre à des convois de wagons à bestiaux sur pattes (dont sortiraient des bulles de BD pleines de textes inintelligibles). On peut aussi demander, face à la suggestion de certains élèves curieux (ou défiants) “d’utiliser Internet pour savoir vite”, de saisir dans Google “défiler au pas de pingouins”, “défiler au pas de canard” (recherches empruntant aux noms de volatiles contenus dans le texte et ne donnant rien que de ridicule) puis, enfin, “défiler au pas de l’oie”. Les premières références sont alors des vidéos INA sur les défilés des forces d’occupation allemandes à Paris entre 1940 et 1944 et une page Wikipédia expliquant le sens de cette expression militaire. Dans les deux cas (dessins, pages Web), les élèves ont construit ou se sont procuré des supports permettant de construire l’accès à une autre compréhension du texte, qui peut à son tour déboucher sur un autre ressenti. Enfin, défendre, comme un élève pourrait le faire au cours d'une telle séance, qu’il trouve le texte “très beau comme ça”, et donc qu’il n’a pas envie de plus, gagne sans doute à toujours demeurer une option possible et recevable. 

La première réaction des élèves, essentiellement émotionnelle, influe bien ici directement sur le type de processus d’investigation rationnel qui peut leur être proposé ou non. Chaque élève est donc effectivement considéré 1° comme un être de raison parmi d’autres, 2° dans sa singularité, en particulier émotionnelle.

Cela incite en retour l’enseignant à tenir compte du fait que l’expérience du "basculement de sens" de l’amusante fourmi au train de la mort n’est pas anodine émotionnellement[5]. Chaque enfant vit une telle expérience différemment, et cela doit aussi être accueilli.  

L’enseignant est ensuite face à une situation à la fois délicate et féconde. Deux émotions flottent sur la classe : la curiosité d’en savoir plus (investissable en termes pédagogiques pour traiter le thème de la Shoah, inclus aux programmes) ; une certaine angoisse induite par l’expérience qu’un texte apparemment amusant peut être bien plus sombre (sentiment qui fait partie d’un vécu de lecteur mais doit, en classe et dans une posture de responsabilité, être contenu par l’enseignant dans une ampleur qui permet de protéger l’élève). À nouveau, la capacité de l’enseignant à dialoguer à la fois avec ce que l’élève ressent et avec ce qu’il veut et peut apprendre semble décisive.

 

...par des portes singulières

 

L’avantage de l’exemple poétique, qui a été privilégié ici, est de rendre plus évidents certains enjeux qui se manifestent plus faiblement dans d’autres situations de classe. Ils paraissent inhérents à la posture consistant à travailler aujourd’hui à la fois avec un groupe classe et avec une multitude d’enfants singuliers, en ne se résignant pas à sacrifier l’une de ces deux dimensions dans sa pratique. 

Aborder les émotions à l’école via cet exemple ouvre ainsi sur une pensée éducative plus globale. A ce titre, un climat de classe favorable aux apprentissages et au développement de l’autonomie des élèves, et plus généralement un bon climat scolaire, passe par l’articulation de deux dimensions de la subjectivité des personnes. Il faut d’une part que chaque membre de la communauté éducative soit respecté dans sa dignité comme sujet de droit abstrait, et considéré comme pouvant prendre part à des échanges sur le plan de la raison. Il faut d’autre part que chaque individu puisse également trouver dans l’école des interlocuteurs prêts à s’adresser à lui en tant que sujet sensible et singulier. 

[1] Prairat, E. (2017). Éduquer avec tact. Paris : ESF, p. 72- 73.

[2] Voir Roelens, C. (2017). Précis de poétique pour enfants. Rendre l'enfant (h)auteur. Saint Denis : Edilivre, et 

  Roelens, C. (2017). Autorité et lecture, l'accompagnement bienveillant visant à rendre auteur le sujet lecteur. Le Sujet dans la Cité, n°8, p. 153-164.

[3] http://www.afmd.asso.fr/Une-fourmi-de-dix-huit-metres.html

[4] https://www.reseau-canope.fr/poetes-en-resistance/poetes/robert-desnos/

[5] Regardez, pour vous en convaincre, le clip « Le Petit Train », des Rita Mitsouko, dont est issue l'image-titre du présent article et mobilisant une allusion similaire.