Présentation du livre de Jean Birnbaum : "Un silence religieux. La gauche face au djihadisme"

Publié par Jacqueline Dessagne, le 28 novembre 2016   2k

C’est bien dans un silence « religieux » que des rassemblements spontanés se sont constitués au lendemain des attentats contre le Bataclan et que le 11 janvier 2015, deux jours après les attentats contre Charlie hebdo et l’hypermarché kasher, des foules compactes et silencieuses ont manifesté dans de nombreuses villes de France, sans slogans ni banderoles. Emmanuel Todd a alors interprété ce silence comme « un cri de haine rentrée » (qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse). Mais Jean Birnbaum, dans son livre Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, propose « une tout autre manière d’aborder le silence » : le respecter comme tel, reconnaître en lui « une parole impossible », et même, dit-il, « une parole interdite ».

Comment condamner des actes commis au nom d’une religion, sans offenser les pratiquants de cette même religion ? Dans l’intention louable de ne pas exciter les préjugés visant à stigmatiser les musulmans, le chef de l’État et les ministres avaient répété avec insistance que ce qui venait d’arriver n’avait «rien à voir avec la religion ni avec avec l’Islam en particulier». Mais du même coup, à travers ces déclarations officielles, légitimes dans leur souci de ne pas diviser la société française, c’est la religion elle-même qui fut ce jour-là « l’objet d’un gigantesque déni » d’après Jean Birnbaum. Le déni est défini dans le vocabulaire de la psychanalyse comme un mécanisme de défense par lequel un sujet nie la réalité d’une perception qu’il vit comme dangereuse ou en tout cas dérangeante. Aussitôt après les attentats, la religion fut littéralement mise hors de cause, selon Jean Birnbaum, tandis que les différents experts invités à commenter l’événement sur les plateaux de télévision faisaient large place aux déterminismes socio-économiques, psychologiques, historiques, démographiques, sans que la religion soit évoquée parmi les causes susceptibles d’expliquer le djihadisme, comme si elle était un phénomène secondaire, inessentiel. Pourtant, les auteurs des attentats se réclamaient de l’Islam et invoquaient le nom de Dieu au moment même où ils détruisaient des vies humaines.

Pratiquant ce qu’il désigne comme « quelques coups de sonde dans l’histoire », Jean Birnbaum rappelle dans son livre des moments clés de l’histoire contemporaine où la présence de la force religieuse est apparue dérangeante. Les motifs du déni pouvaient être d’ordre pratique et stratégique : ainsi au moment de la guerre d’Algérie, les tendances islamistes du mouvement nationaliste étaient perceptibles, sans toutefois pouvoir être dénoncées, sous peine de faire le jeu des adversaires de la lutte anticolonialiste. Ce que Jean Birnbaum appelle « déni de la religion » reposait alors sur des motivations politiques assumées, mais aussi sur un héritage théorique issu du marxisme, tendant à faire de la religion un archaïsme voué à disparaître avec le progrès social. Les textes de Marx sur la religion décrite comme « opium du peuple », «fantasmagorie née de la misère sociale» et en même temps « soupir de la créature opprimée », « protestation » contre l’injustice, suscitent des attitudes contradictoires. Mais, qu’elle soit considérée comme un archaïsme voué à disparaître, ou reconnue comme un puissant auxiliaire de la libération des peuples (ce qui fut le cas avec la théologie de la libération en Amérique latine), la religion est objet de déni, aussi bien lorsque l’on croit à son effacement que lorsqu’on la réduit à un simple instrument au service d’une autre cause qu’elle-même. Dans les deux cas elle n’est pas considérée pour ce qu’elle est en tant que force spirituelle, gigantesque puissance de rassemblement, pouvant aller jusqu’à la destruction fanatique du monde au profit d’un au-delà hypothétique, tout en détournant les valeurs de justice, de fraternité, d’internationalisme. La religion n’est pas suffisamment prise au sérieux, ou plus exactement elle ne l’est plus, comme l’explique Jean Birnbaum.

Par-delà les tendances politiques de gauche ou de droite, le problème qu’il soulève dans son livre concerne la difficulté des sociétés sécularisées à voir dans la religion une force politique autonome. Or l’irruption de la violence djihadiste nous confronte aujourd’hui brutalement à la montée en puissance d’un Islam politique. Le problème philosophique des rapports entre le théologique et le politique revient donc au-devant de la scène comme un défi à l’Etat démocratique et laïque fondé sur leur séparation. Plutôt que d’occulter cette question, nous avons à effectuer, nous dit Jean Birnbaum à la fin de son livre, « un double geste » consistant à « ne rien céder sur l’impératif de séparation du religieux et du politique », sans toutefois prétendre effacer le religieux, sous peine de le voir se manifester sous les formes les plus violentes. C’est pourquoi, répéter sans cesse que l’Islamisme n’a "rien à voir avec l’Islam" ne peut d’après Jean Birnbaum, qu’engendrer des effets pervers : nous empêcher de comprendre l’ampleur du djihadisme, mais aussi trahir l’effort critique des intellectuels et théologiens musulmans qui œuvrent pour libérer l’Islam du dogmatisme intégriste et de ses tendances mortifères. Il faut donc tenir compte des multiples causes qui produisent la violence djihadiste et considérer que la question religieuse doit aussi être prise au sérieux.

Dénier le rôle de la religion parmi les causes de cette violence, non seulement nous empêche de comprendre l’ampleur et la singularité du djihadisme mais revient, d’après Jean Birnbaum, à mépriser et à trahir l’engagement courageux des intellectuels musulmans qui appellent à une réflexion critique interne à l’Islam, afin de l’arracher à ses penchants fanatiques. Parmi ces intellectuels, Abdelwahab Medebb , cité par Jean Birnbaum et invité par Aussitôt dit en 2009 pour son livre "Pari de civilisation", ne souscrivait pas à la logique du "rien à voir avec l’Islam".

Messager des cultures d’Islam sur les ondes de France Culture, il qualifiait l’islamisme de "maladie de l’Islam" et invitait à une approche critique des textes fondateurs de l’Islam, à travers la tâche toujours réitérée de l'interprétation.

Prendre au sérieux la dimension religieuse du djihadisme c’est non seulement permettre cette réforme interne à l’Islam mais aussi remettre en lumière un problème philosophique essentiel : celui des rapports entre le théologique et le politique. Nous ne devons rien céder sur leur nécessaire séparation, mais cela suppose, dit Jean Birnbaum, que l’on ait réfléchi préalablement à leur articulation. Il remarque, à propos des grands philosophes de la pensée politique moderne que sont Hobbes, Spinoza et Rousseau, et, plus proches de notre siècle, Walter Benjamin, Michel Foucault, Jacques Derrida, que tous ont pris au sérieux la question religieuse, et qu’« aucun d’entre eux n’a considéré que la politique moderne avait pour condition le « dépassement du religieux ».

Jacqueline Dessagne,

Pour Aussitôt Dit, association de philosophie,

(Saint-Etienne, novembre 2016)