Se nourrir dans l’espace …
Publié par Christine Berton, le 17 mars 2021 1.5k
Un thème au cœur du tout premier Plateau-Repas, projet initié par La Rotonde pour poursuivre le dialogue, pendant la pause-déjeuner, avec des experts dont ceux qui propulsent l'être humain dans un environnement qui n'est pas naturellement le sien : l'espace !
En 2021, La Rotonde accueille Explore Mars. La situation sanitaire empêche le public d'accéder au lieu. Le centre de culture scientifique de Mines Saint-Etienne multiplie alors les propositions numériques pour partager autrement les connaissances liées à l'exploration spatiale en attendant de pouvoir à nouveau accueillir ses publics.
En clin d'œil au titre mais aussi (et surtout) parce que s'alimenter est indispensable à la vie, le premier Plateau-Repas, en partenariat avec le CNES, pose donc la question : Comment se nourrit-on ailleurs que sur Terre ?
Comment les denrées sont-elles stockées, conditionnées, conservées et préparées ? La prise de repas suit-elle les mêmes rythmes que sur Terre ? , Les saveurs et les odeurs, si essentielles à la perception du goût, sont-elles les mêmes ? Comment le métabolisme réagit-il ? Observe-t-on des carences particulières ? Le repas reste-t-il un moment de partage qui convoque la convivialité ?
Le 4 février 2021, pour répondre à nos questions et à celles du public exprimées via le tchat, nous recevions en visio et en direct trois spécialistes.
Guillemette Gauquelin-Koch, responsable Science de la Vie et Médecine spatiale au CNES (Centre National d’Etudes Spatiales)
Guillemette gère les expériences faites chez l’Homme, aussi bien sur Terre que dans l’ISS, mais aussi des expériences sur les animaux et sur les plantes, l’un des enjeux pour pouvoir produire pour se nourrir. Des expériences très larges, depuis le gène jusqu’à la physiologie intégrée en passant par tout ce qui est d’ordre nutritionnel, psychologique, etc
Romain Charles, il y a 10 ans, a été sélectionné par l’Agence Spatiale Européenne pour participer à Mars 500, expérience dont l'objectif était de simuler un voyage aller-retour vers Mars en éprouvant la cohabitation confinée dans un faux vaisseau spatial des 6 personnes qui constituaient l’équipage.
Après Mars 500, Romain a intégré le Centre d’entraînement des astronautes à Cologne (Allemagne). En tant que support, il travaille à faciliter leurs vies quotidiennes. Et parmi ses missions, il y a aussi bien sûr leur alimentation dont celle de Thomas Pesquet.
Et aussi Elisa Le Roux. Doctorante en 2è année de thèse au sein de l’Institut Pluridisciplinaire Hubert Curien du CNRS à Strasbourg, Elisa étudie l’impact de l’espace sur le corps humain au plan physiologique et métabolique : comment l’espace le façonne mais aussi comment sont notamment assimilés les glucides et lipides dans un contexte où l’apesanteur change radicalement la donne en termes de dépense énergétique
Repas et convivialité
G. G-K : Les astronautes travaillent 12 h par jour. Comme sur Terre, ils prennent 3 repas par jour et en partager certains est important pour eux.
RC (qui a notamment testé certains desserts de Thierry Marx et d’Heston Blumenthal dont l’évocation allume de scintillantes et gourmandes petites étoiles dans son regard !) : Leurs emplois du temps leur permettent plus facilement de partager les petits déjeuners et dîners. Mais ils instaurent surtout une sorte de tradition pour les repas des vendredi et samedi soir.
Dans l’ISS, il y a deux types de nourriture. La nourriture quotidienne, très équilibrée et la nourriture bonus qui peut-être un peu plus grasse, un peu plus sucrée et qui intervient plutôt comme support psychologique. Ces repas sont préparés en collaboration avec les astronautes et elle est souvent partagée lors d’événements comme Noël, le Jour de l’An ou les anniversaires. Des chefs cuisiniers étoilés sont à l’origine de ces plats et il y a tout un cérémonial autour de ces repas bonus, en particulier chez les Européens !
Et l’alcool ?
G. G-K : Officiellement, c’est non ! RC : C’est d’ailleurs une question qui a posé problème au niveau de la NASA pour le prochain vol de l’ISS. En effet, pour cette mission, Thierry Marx a préparé pour Thomas Pesquet un bœuf bourguignon. Or, le vin fait partie des ingrédients même s’il est incorporé pour sa saveur et n’est plus chargé en alcool après cuisson. Mais, pour les Américains en particulier, l’alcool, c’est interdit, presque un tabou
Le problème des déchets
RC : Aujourd’hui, si les process permettent de produire une alimentation saine et bonne, on vise à réduire au maximum les déchets. De la boîte de conserve pour la nourriture thermostabilisée en conserve, on est passé à des sacs en aluminium avec la nourriture lyophilisée, beaucoup plus compactables une fois vides. Mais il est encore possible de réduire notamment par la mise au point de conditionnements consommables par exemple.
G.G-K : Le facteur qui joue le plus sur l’évolution de la nourriture, c’est l’internationalisation des équipages. A l’époque de MIR, les astronautes n’étaient pratiquement que des Russes et chacun avait donc à peu près les mêmes goûts. Aujourd’hui, les origines différentes induisent des goûts divers et donc aussi des quantités plus importantes.
Vivre en apesanteur : les impacts sur le métabolisme
E. Le R : Sur Terre, le moindre mouvement est source de dépense d’énergie. Dans l’espace, le corps est en apesanteur, il flotte. Les contractions musculaires sont donc totalement différentes.
L’étude Energie est née du constat qu’à leur retour de mission, on notait une perte de masse corporelle chez les astronautes. Cette étude est assez unique car elle s’est appuyée sur les données collectées sur 11 astronautes pendant une douzaine d’années, au fur et à mesure des expéditions spatiales. De façon générale, nous travaillons en testant des hypothèses sur Terre avant de les vérifier dans l’espace.
Avec l’objectif d’aller sur Mars et donc de voyages longs, un déficit énergétique entrainant une perte de poids sur le long terme pourrait provoquer plusieurs troubles physiologiques. Cette étude vise donc à investiguer cette balance énergétique, c’est-à-dire d’un côté les apports énergétiques, ce que nous mangeons, et de l’autre, la dépense énergétique. Il s’agit donc de comparer comment se passe la régulation sur Terre et dans l’espace en particulier en ce qui concerne l’assimilation de substrats. Quand nous nous alimentons, nous utilisons principalement des glucides et des lipides pour fabriquer de l’énergie. Or cette utilisation se fait différemment dans ces deux environnements. Dans l’espace, le corps a tendance à utiliser beaucoup plus de glucides.
Dans le protocole Energie, le chef Alain Ducasse avait élaboré des recettes particulières qui ont, elles aussi, permis de vérifier et constater cette utilisation complètement chamboulée des lipides et des glucides dans l’espace !
Les miettes ?
RC : les miettes sont « interdites ». On essaie de les limiter au maximum car elles flottent et peuvent par exemple aller directement dans les poumons d’un astronaute et créé un problème de santé. C’est donc un risque opérationnel pour la mission. Si l’un d’eux mange des chips ou des macarons, il endosse alors la responsabilité mais prend bien sûr toutes les précautions pour que de tels problèmes n’arrivent pas.
Le transport de la nourriture : les vaisseaux cargos
RC : La nourriture empaquetée est acheminée jusqu’à Cap Canaveral 3 mois avant le lancement. Quelques jours avant, des produits frais peuvent être ajoutés. Une fois que le cargo atteint la même vitesse que la station spatiale, c’est-à-dire 27 000 km / h, vitesse à laquelle on se met en orbite, il se positionne près d’elle. Un bras articulé actionné par les astronautes permet alors de l’arrimer à la station. Ou, pour d’autres modèles, c’est le cargo lui-même qui vient se fixer à l’un des ports de la station. Une fois arrimés, un processus pouvant aller de 2 h à une journée permet de vérifier la sécurité —les tests de fuite notamment— avant que les produits ne soient déchargés à bord.
Enjeux et défis des vols longs
G. G-K : Le temps du voyage est conséquent : celui du trajet aller-retour et celui du séjour sur la planète. On s’oriente donc vers des voyages de 2 ans, soit 4 fois plus longs que les vols en station. Le problème de la nourriture se pose donc de façon très différente. Il va falloir s’adapter en fonction de la durée et aller vers une forme d’autonomie en cultivant soi-même ses plantes, avoir beaucoup plus de serres que ce qui existe actuellement en station.
Se pose aussi la question de savoir comment faire pousser ces plantes. Seront-elles bonnes à la consommation ?
Des sélections sont en cours pour déterminer celles qui sont les plus résistantes notamment aux radiations. C’est un sujet d’étude mené actuellement notamment en France. Des expériences sont faites : on met des graines dans des simulateurs de telle ou telle radiation, de neutrons, d’électrons,… On bombarde ces plantes de radiations et on regarde ensuite l’effet produit sur la graine, sur les tiges, sur les feuilles, au niveau du cycle cellulaire, au niveau de l’ADN etc. On a différents simulateurs dont un au Louvre pour simuler certains protons.
Et les femmes ?
G. G-K : La plupart des expériences sont faites sur l’homme mais aujourd’hui, les agences spatiales obligent à faire des expériences sur les femmes également. Les prochaines expériences à la clinique spatiale de Toulouse concerneront ainsi 20 femmes. L’expérience suivante sera menée sur 6 femmes et 6 hommes. On a beaucoup à apprendre de la physiologie féminine parce qu’effectivement, la répartition sanguine au point de vue abdomen est différente et cela se reflète donc par exemple sur le cœur. On a toutefois déjà des éléments suite à des vols effectués par des femmes astronautes qui indiquent qu’elles se portent aussi bien que les hommes. D’ailleurs, pour Mars, on prévoit une parfaite mixité !
Pour voir ou revoir le Plateau-Repas "Se nourrir dans l'espace", c'est ici !