Se rappeler que l’on a été étudiant.e : un enjeu majeur dans la pédagogie du supérieur

Publié par Camille Roelens, le 28 février 2020   1.5k

Ce qui suit se veut un partage d'expérience servant de base à un retour réflexif, lequel vise à mieux saisir certains enjeux de métacognition et d'auto-refléxion d'un point de vue d’enseignant.e universitaire. Il s'agit ainsi, dans cette démarche, de penser l’expérience de l’étudiant.e que l'on a été, mais aussi la pluralité des expériences étudiantes auxquelles le cursus de chacun.e l’a confronté.e. Il y a là, sans doute, un enjeu majeur de la pédagogie de l’enseignement supérieur aujourd'hui.

Être à l’Université, ce n’est pas seulement un parcours d’étude, mais aussi une forme de vie, et ce qui se passe dans les amphithéâtres et les travaux dirigés n’en représente parfois que la part émergée et minime. Changement de lieu de résidence, de socialisations, emplois parallèles, nouveaux contextes des relations diverses (conjugales, amicales, associatives…), pratiques d’activités sportives et culturelles, l’ensemble de ces éléments méritent d’être pris en compte non pas comme des « à côté » de l’expérience de formation dans le supérieur mais comme des éléments essentiels pour se représenter de manière pertinente l’expérience quotidienne des étudiant.e.s. avec lesquel.lle.s il s’agit de travailler. Telle semble être une condition essentielle pour les accompagner vers une relation elle-même métacognitive à leur propre parcours d’étude.

J’ai moi-même (par une réorientation professionnelle récente qui, via une thèse de sciences de l’éducation et de la formation, m’a fait passer d’un poste de titulaire-remplaçant dans le premier degré à un poste d’enseignant-chercheur en Institut National Supérieur du Professorat et de l'Éducation) eu à repenser en profondeur ma posture pédagogique en ce sens ces dernières années. 

Mon expérience de la classe, ma formation initiale en sciences humaines, ma formation professionnelle, mon cursus doctoral et mes expériences de vacations ont assurément joué leur rôle. Toutefois, pour donner une cohérence globale à tout cela au service d’une posture pédagogique, et tenter d’amener au mieux les étudiant.e.s de master Métiers de l'Enseignement, de l' Éducation et de la Formation auprès desquel.le.s je travaille à se construire eux-mêmes comme pédagogues, penser la situation même de formation dans sa globalité fut nécessaire.

Le chaînon décisif dans une telle démarche fut, assurément, métacognitif. Une meilleure élucidation de mes propres stratégies cognitives d’étudiant, et plus encore de ce sur quoi elles s’étaient bâties, m’est rapidement apparu comme une condition de possibilité du déploiement de stratégies enseignantes pertinentes dans ce contexte, ouvrant, de plus, les étudiant.e.s à une appréhension elle-même métacognitive de leur formation.

Quantité des dossiers à rendre pour valider chaque Unité d’Enseignement, nécessité de gérer en parallèle nombre d’éléments inhérents à la vie personnelle d’un.e jeune adulte, stress dans la perspective des concours et des premières expériences de classe, toutes ces choses avaient été pour moi, lors de ma formation de professeur des écoles entre 2010 et 2012, bien plus ardues à assumer au mieux que le strict contenu disciplinaire et cognitif des enseignements dispensés. J’avais besoin, en d’autres termes, de m’extraire du sentiment de ne devoir me penser que comme étudiant pour pouvoir penser efficacement les contenus de la formation suivie.

Les premiers cours donnés à l’INSPE et plus encore les premières séances de séminaire de recherche (spontanément perçus par beaucoup d’étudiants comme les « éloignant » d’une perspective professionnalisante alors que l’enjeu est au contraire de développer leurs capacités à se rapporter métacognitivement à leur profession et, symétriquement, d’aborder la recherche depuis leur posture professionnelle en construction) laissèrent percevoir qu’il en était de même pour nombre des jeunes avec lesquels je travaille désormais. Il ne s’agissait donc pas « uniquement » de penser un cours correspondant aux contenus des différentes UE telles que définies par la maquette, mais essentiellement d’amener les étudiant.e.s à apprivoiser cette situation particulière de formation et à penser la manière dont eux-mêmes devaient se penser dans cette situation pour la négocier au mieux. 

En deux mots, très peu manquent de motivation et d’implication, mais tous ou presque tous manquent chroniquement de temps et de sérénité, les deux ressources dont j’avais également souvenir d’avoir le plus manqué moi-même pour appréhender au mieux ma propre formation. Or, si je n’avais pas été moi-même capable de mener de manière adéquate les processus cognitifs exigés par la formation sans un minimum d’apaisement sur ces points, il me semblait problématique de l’exiger des étudiant.e.s.

 

Pédagogiquement, donc, une triple prise en compte de ce constat s’imposait, quant à la façon de concevoir ces séances, de les mener et de suivre le travail via les différentes options numériques disponibles (mails, ressources en ligne…). 

Quant à la conception des cours eux-mêmes, me projeter rétrospectivement sur ce qui avait respectivement facilité ou compliqué ma propre expérience formation m’a beaucoup aidé. Un point essentiel était la possibilité ou non de faire aisément du lien entre les différents cours. Je pouvais penser moi-même, bien ou mal, certains liens, mais chaque aide explicite à le faire était alors un apport majeur pour l’optimisation de mes démarches cognitives. Penser, sur la base de ce constat, chacun de mes cours avant tout comme une partie d’une plus vaste architecture, et expliciter fréquemment les points de jonction ainsi mis en évidence, me paraît avoir permis notamment à des étudiant.e.s au départ peu enthousiastes pour le contenu précis de mes UE de « rentrer » plus facilement dans les situations pédagogiques proposées. Modérer le volume de lectures demandées et préférer toujours l’adresse ciblée de ressources décisives à la prolifération de sources en ligne à l’usage non fléché m’est également apparu comme plus efficace à l’usage. 

S’agissant de mener les cours ainsi conçus, une prise en compte explicite et même ostensible de ce que la situation de formation des étudiant.e.s a de particulier m’a semblé nécessaire. En particulier, insister à chaque fois sur la manière dont ces derniers peuvent mobiliser les différents contenus respectivement lors des partiels, lors du concours et/ou dans la classe m’a paru décisif. Aussi est-ce in fine à un véritable volet méthodologique, intégré à chacun de mes cours, que cette prise de conscience a conduit : pour penser la classe, il faut être capable de penser également tout ce qui ne se passe pas dans la classe ; notre façon de penser notre pédagogie, comme celle des élèves de penser leurs apprentissages, sont très impactées par le reste de nos expériences. Tout comme le fait de trouver des personnes prêtes à prendre du temps pour « simplement » me rassurer avait souvent été dans mon propre cursus bien plus décisif que quelques explications ou heures de révisions supplémentaires, j’ai également pris ce rôle d’accompagnement dans la négociation subjective de chaque étudiant.e avec les difficultés de sa situation de formation comme une composante essentielle de ma fonction de formateur.

Enfin, s’agissant du suivi des travaux, les deux éléments suivants me paraissent décisifs. Tout d’abord, une certaine densité d’échanges de courriels mais en en laissant toujours l’initiative aux étudiant.e.s, ce qui permet à la fois de minimiser leur stress par rapport à leur productions en élaboration (« si une question vous tourmente et vous bloque, mieux vaut la poser vite et reprendre l’avancée au plus tôt »). Ensuite, une certaine ouverture bienveillante aux demandes singulières des étudiant.e.s pour l’harmonisation des attendus du module de formation avec leurs autres cours, responsabilités, activités extérieures, moments de tension ou de disponibilité. Bien entendu, l’enjeu est alors d’intégrer aux réponses données à chacun de ces types de sollicitation des objectifs explicitement métacognitifs (comme, par exemple, d’insister du la manière de penser au plus tôt deux dossiers à rendre selon leur complémentarité potentielle, avec le double intérêt d’optimiser le temps de travail sur chacun d’entre eux et d’enrichir le contenu de chaque propos en lui-même). Plus encore, être rapidement identifié comme une « présence empathique potentiellement disponible » par les étudiant.e.s a fait beaucoup pour la possibilité même de proposer certains contenus ardus en cours et d’être exigeant dans le suivi.

Il me semble, pour finir, possible de cerner au moins trois facteurs d’intérêts d’une telle démarche, en tout cas telle que je l’ai vécue et rapidement synthétisée ci-avant. 

Tout d’abord, cela permet d’aborder la relation pédagogique en assumant à la fois une grande proximité avec les préoccupations et les ressentis des étudiant.e.s (ce qu’ils et elles affirment explicitement apprécier) tout en assumant une part d’asymétrie dans la relation (permettant, en particulier, de les « rassurer » dans un grand nombre de cas).

Ensuite, et c’est sans doute le cœur de la démarche, cela permet l’amélioration progressive des capacités de métacognition des étudiant.e.s quant à leur situation de formation et à l’ensemble des contenus dont la maitrise est nécessaire à la validation du master et à la préparation du Concours de Recrutement de Professeurs des Écoles

Enfin, cela me permet de bénéficier d’un grand nombre de retours francs et de partages directs d’expériences de la part des étudiant.e.s (sur leur rapport à mes propres cours et sur leur expérience de formation à l’INSPE en général), éléments que j’ai d’emblée perçus et perçois encore comme étant des ressources tout à fait indispensables pour l’entretien et l’amélioration de ma propre capacité d’approche métacognitive de mon rôle actuel de formateur d’enseignants.

La nécessité, sans cesse plus sensible, de partir du vécu subjectif quotidien des étudiants pour penser aujourd’hui leur formation parait donc donner toute son actualité à l’enjeu métacognitif dans l’enseignement supérieur.