Une ile de sérénité (et de questionnement) au milieu d’un monde en flammes
Publié par Paul-Henri Oltra, le 8 juin 2020 1.2k
Tout démarre pour nous début Mars par une décision d’entreprise : tous les déplacements nationaux et internationaux sont annulés jusqu’à nouvel ordre. Et déjà il nous faut nous adapter : nous avions un grand rassemblement prévu la deuxième semaine de Mars, 50 personnes venant de différentes régions de France devaient se retrouver pour une série de séances de travail dans le cadre d’un grand programme que je dirige, il faut trouver une solution.
En trois jours nous transformons cet événement en une rencontre semi virtuelle (j’ai la chance d’avoir une équipe réactive bourrée d’imagination), les participants de chaque site se regrouperont dans des salles de visio, nous remplacerons les séances plénières par des visios multi-sites et les ateliers par des télé-réunions et des outils de partage de documents ou d’écrans. Les exercices à base de post-it’s seront réalisés grâce à un outil digital qui commence à se tailler une belle part du marché, les événements conviviaux sont (hélas) annulés. Tout va bien, nous nous en sortons.
Nous avons aussi, pour les semaines suivantes, plusieurs engagements dans des filiales étrangères ou en France, qui nécessitent des déplacements, il va falloir inventer d’autres façons de faire.
Un collègue qui sait laisser traîner ses oreilles dans certains ministères me dit que ce n’est que le début… mais je pars tranquillement en vacances dans les Alpes, une semaine dans la nature, ski, randonnées raquettes, s’en mettre plein les yeux…ce fut la dernière semaine d’ouverture des stations de ski (avant l’hiver prochain … espérons-le !).
Le 16 Mars, je ré-attaque en télétravail, les instructions de mon entreprise sonnent comme une pré-annonce du futur confinement, qui est effectivement confirmé le jour même.
Ce que je retiens de cette période tient en quatre points :
- Nous avons été extrêmement concernés par cette crise
- Cette crise a été l’occasion de revisiter le rapport à l’entreprise, dans la structuration du temps et dans sa représentation physique
- Cette crise a été l’occasion d’une démarche de réflexion personnelle
- Cette crise a changé les rapports aux autres tout autant du point de vue professionnel que personnel
Le rapport au temps et à l’espace est aussi modifié, je ne reviendrai pas sur cela, B Guy traite ce sujet dans son article (Nous vivons un moment de "nomadisme" ).
Nous avons été extrêmement concernés. Durant ces trois mois l’information a été abondante. Au-delà des journaux télévisés, plutôt focalisés sur des petites histoires, mais peinant à dégager des axes de réflexion sur la grande histoire, et des réseaux sociaux très orientés sur les polémiques (dont certaines ne sont toujours pas closes, et dont sans doute un jour nous découvrirons le sens aujourd’hui caché), j’ai surtout suivi cette crise via trois tableaux de bord. Ils ont été d’une aide précieuse pour comprendre :
J’ai analysé ces données quotidiennement, pour comprendre l’évolution du phénomène, comprendre les décisions prises, prendre mes propres décisions. Ces informations ont permis de garder un pied dans la réalité et de comprendre que la situation était difficile, que des gens souffraient et mourraient, que d’autres travaillaient énormément pour sauver les malades, que tout ceci était bien réel. Ces données sont sans appel, et montrent que l’irréalisme (le covido-scepticisme comme il y a le climato-scepticisme) est irresponsable et assassin (USA, Brésil, Royaume Uni au moins dans les premiers temps).
Elles montrent aussi que l’expertise scientifique est difficilement explicable, qu’il faut accepter de laisser la décision à celui qui détient le savoir, mais que la réalité repose souvent sur un équilibre entre sciences et politique (ce qu’il faut faire vs ce qu’il est possible de faire), et enfin que le savant, ou le sachant, détient un pouvoir (au sens positif du terme) très important, mais que le politique peut valoriser ou annihiler ce pouvoir d’un coup de stylo, d’un tweet, d’un coup d’humeur. Il me semble qu’il faut rééduquer nos concitoyens et nos décideurs à respecter la science et les scientifiques, et leur réapprendre à faire preuve de discernement.
Cette période a montré à quel point il était facile de se laisser emporter par les biais cognitifs dont certainement les plus « efficaces » auront été le biais d’endogroupe (« les Chinois ne sont pas comme nous », « les Italiens sont plus touchés car leur population est plus âgée que la nôtre ») et celui de Dunning-Kruger (moins on en sait, plus on est sûr de son point de vue, le doute vient avec la compétence) qui a permis l’éclosion de tant d’avis si affirmés (« Je ne suis pas médecin, mais … »). Sur ce sujet je signale une très bonne conférence de O. Sibony sur HEC Webinar Series.
Avec le recul je m’aperçois aussi que quasiment toutes les discussions « libres » tournaient autour de cette pandémie. Elle aura occupé nos cerveaux et nos débats pendant 3 mois au mois : échanges d’informations, de trucs/astuces/dispositifs, de difficultés, de craintes, d’émotions dans certains cas aussi. Il aura fallu beaucoup écouter, savoir rassurer.
Concernant le rapport à l’entreprise, le télétravail à haute dose a changé la donne.
Je pratique le télétravail depuis près de 20 ans (ce qui ne m’a jamais empêché, bien au contraire, de piloter des équipes importantes). Mais jusqu’à présent il s’agissait d’une utilisation à petite dose (un ou deux jours par semaine), il me semblait alors que le télétravail était « l’entreprise qui s’invite à la maison ». Mais quand il est pratiqué de manière intensive je considère désormais que c’est « le personnel qui s’impose au professionnel », « la maison qui s’impose à l’entreprise ». En effet, télétravailler à haute dose impose de redéfinir quelques règles, car, si le travail nous a aussi permis de rester dans la réalité, le « passage à l’échelle » (de un ou deux jours à cinq jours par semaine) n’est pas linéaire.
Je constate rapidement (et je suis loin d’être le seul) que je suis bien plus fatigué que d’habitude.
Il faut restructurer le rapport au temps, des mesures s’imposent : refuser des réunions, en réduire d’autres (45 minutes plutôt qu’une heure), adopter des horaires sensés (pas de réunion avant 9h, plus de réunion après 18h), sauvegarder coûte que coûte des créneaux personnels et des instants de respiration. Un courant général dans l’entreprise favorise cela. Ceci est d’autant plus nécessaire que la quantité de travail ne baisse pas, bien au contraire.
La mise en place d’outils (outils de visio-conférence, brainstorming et travail en commun) a permis de faciliter le travail en le rendant plus convivial, plus efficace et quelques fois plus ludique (réseaux sociaux). De même que N. Dubruc (8 avril 2020 - Expérience de travail en mode confiné…) je considère que cela a été essentiel pour garder le contact.
Nous avons réussi à rendre le service attendu par nos clients : mes équipiers ont été inventifs, sachant remplacer des ateliers habituellement menés en physique avec plus de 20 personnes (par exemple des analyses de risques, ou des séances de brainstorm) en rencontres virtuelles très productives, car très outillées et surtout bien construites. Sans doute étaient-elles des instants de respiration pour les participants aussi.
Mais tout cela questionne ce qu’est une entreprise, qui ne peut plus se définir par des locaux dans lesquels les employés viennent travailler. Elle devient un énorme réseau de personnes, qui s’investissent, d’une certaine manière, parce qu’elles le veulent bien, ou parce qu’on a su les motiver. Le rôle du management (sur lequel je ne reviendrai pas ici) et du sens sont fondamentaux dans le maintien de cette motivation. C’est le sens, qu’il faut alors savoir dire, redire, voire redéfinir, qui nous guide alors : il est alors facile de refuser une réunion dénuée de sens (ou juste trop décalée), il est facile aussi de poser des règles ou contraintes personnelles, parce que vouloir se préserver a du sens, parce que se préserver c’est aussi préserver sa mission, il est facile de se mobiliser pour un client qui a besoin de notre expertise.
C’est aussi le sens qui crée la solidarité, elle se construit alors non seulement autour d’une relation, mais autour de ce sens qui est le ciment de la relation. A ce titre je peux dire que j’ai vécu ce confinement en équipe, finalement jamais seul malgré ce confinement sur « mon île ».
Pour finir sur ce chapitre sur un sourire, j’ai énormément apprécié de voir tomber les masques (avec les vestes et le peu de cravates existant encore) et j’ai particulièrement adoré ces têtes blondes qui se sont invitées à nos réunions, sans les perturber, tout en nous montrant que cette collaboratrice si inventive est aussi une mère de famille, et que l’un n’annule pas l’autre, et possiblement même l’enrichit !
Du point de vue personnel, je sors de ces (presque) trois mois différent de ce que j’étais auparavant. Je dois dire, avec une gêne certaine (vis-à-vis de ceux pour qui cela a été difficile) que cette période (au-delà du contexte qu’il n’était pas possible d’oublier) a été agréable. J’ai été heureux. J’ai la chance d’habiter à la campagne, et chaque instant de repos a été une occasion de sortir, admirer la nature, respirer du bon air, apprécier le calme (il y avait très peu de voitures). J’ai travaillé avec un plaisir immense à construire ou rénover des murs de pierres sèches, tailler des arbres, aménager mon terrain. Je mesure à quel point je suis privilégié, et je sens depuis s’amorcer un courant de retour en province chez quelques habitants de grandes villes.
J’ai passé plus de temps en continu avec mon épouse (elle aussi en télétravail, avec beaucoup à faire) que je n’en ai jamais eu l’occasion, nous avons déjeuné ensemble plus souvent que jamais dans notre vie, je n’ai pris aucun train, aucun avion, et presque pas la voiture. J’ai eu une vie saine, sans restaurant, cantine, sandwiche, mais avec de bons légumes, fromages, des salades que nous avons eu le temps de préparer. J’ai pu faire du sport, de l’exercice en travaillant ma terre, et j’ai consacré du temps à la réflexion et à la méditation.
Une île de sérénité (et de questionnement) au milieu d’un monde en flammes, et une ouverture pour une nouvelle vie ! Je pense à « Malevil » de R. Merle. Notre « île » nous a protégé des flammes, mais ne nous a pas rendus indifférents, car notre époque si connectée nous délivre l’information en continu : le désespoir des uns, les idées des autres, la bêtise des suivants, le décès d’un personnage public, la perte d’un être cher.
Et demain ? J’ai abordé précédemment le sujet de l’entreprise et de ses locaux. Nous avons été efficaces, voire même très efficaces, alors pourquoi nous imposer deux heures (ou plus) de voiture (ou de métro) par jour pour rejoindre un bureau, ou un open-space, et passer la journée en télé-réunion ou en visio ? Quelle suite vais-je donner à cette réflexion ? Sans tomber dans l’excès (« Face aux feux du soleil », d’I. Asimov), il faut inventer une autre relation au bureau et au travail (je devrais d’ailleurs dire «à l’emploi » plutôt « qu’au travail » car le sujet est plus l’emploi que le travail).
Cette crise a changé les rapports aux autres tout autant du point de vue professionnel que personnel. Elle nous a montré notre besoin de l’autre et la fragilité de cette relation.
Tout d’abord parce que le fait de ne plus pouvoir se voir suscite encore plus l’envie. Il s’agit donc d’établir des scénarios de compensation qui se traduisent par la mise en place de visios :
- dans le contexte professionnel. Les réunions ou les face-à-face quittent alors le champ téléphonique (appels ou télé-réunions) pour investir celui de la visio conférence. C’est un ton différent qui s’installe.
- et dans le contexte personnel, la visio s’est aussi installée. Là où autrefois on se contentait d’un coup de fil (c’est simple comme un coup de fil) on choisit de se voir. Voir ma mère a été un soulagement, et en symétrique, le fait de voir ses enfants a été un réconfort pour elle. Les apéros skype avec les amis ont été des moments forts.
Dans les deux cas d’ailleurs tout se perçoit mieux quand on se voit, amour, amitié, gêne, accord, désaccord. Certains ne mettent pas de barrière, d’autres, plus rares, ne souhaitent pas être vus.
Dans le monde professionnel cela crée une différence entre ceux qui participent par visio (et de ce fait ne peuvent plus se cacher ou faire autre chose…) et ce qui ne veulent pas être vus, qui ne veulent pas dévoiler leur intimité, leur cadre de vie/télétravail, et qui d’une certaine manière perdent en s’isolant ce qu’ils pensent gagner en liberté. Cela demande alors de la bienveillance, pour accepter les différences, éviter de juger ceux qui ne se montrent pas, et maintenir le lien avec le collectif.
Du point de vue personnel, l’absence de contact crée une frustration, on aimerait avoir la preuve par l’image que l’autre va bien : on attend de l’image qu’elle compense une présence impossible. Se voir refuser la visio peut être accentue la frustration.
Ensuite, parce que nous avons tous saisi (ceux qui n’avaient jamais rencontré de souci de santé grave l’ont découvert à cette occasion) que la relation était rare, car fragile. Chacun de nous était potentiellement en danger. Cela change tout. Cela pousse à se rapprocher, à vouloir se voir plus souvent, à installer des rendez-vous périodiques, avec des proches ou avec des amis. Et ceci même avec ceux avec qui nous avions il était difficile de se croiser, du fait de l’éloignement géographique, ou des agendas incompatibles : cette crise a généré un besoin, et a apporté des solutions. A cela se sont ajoutés des sentiments, des inquiétudes, émotions, qui ne pouvaient être feints. Cette crise a été un îlot de sincérité dans les (ou certaines) relations humaines.
Pour conclure, j’aimerais parler de l’importance de mettre en place des rituels. Nous avons fait cela très tôt (du point de vue professionnel cela fut d’ailleurs un des premiers conseils qui nous a été donné) :
- « au bureau » ==> points rapides quotidiens (stand-up meetings), plus dédiés au papotage et aux blagues qu’au travail
- « au bureau » ==> toujours pour sauvegarder le lien social, prendre l’habitude de prendre des nouvelles les uns des autres et de se souhaiter le meilleur
- « au bureau » ==> utilisation de réseaux sociaux pour blaguer, se rappeler les uns aux autres, etc.
- A la maison ==> sauvegarder des créneaux pour faire du sport, réfléchir, méditer
- A la maison ==> déjeuner ensemble, suivre les infos pour rester dans le monde, aller chercher le courrier, faire quotidiennement le tour du terrain, acheter des légumes, etc.
- A la maison ==> appels réguliers pour prendre des nouvelles (de ceux qui le veulent bien ;-), mise en place de visios ou d’apéros virtuels (mais pourquoi a-t-il fallu attendre une crise pour inventer cela ?)
Et surtout : lâcher prise, car on ne peut vraiment pas tout contrôler, alors autant profiter du moment présent, avec lucidité, sérénité et bienveillance.
Je remercie ma femme, Christine Oltra, pour les échanges fructueux que nous avons eus à l’occasion de la rédaction de cet article, son apport a été majeur.