Véronique Pérès : Comprendre la corrosion de matériaux soumis à de très hautes températures pour mieux la limiter

Publié par Christine Berton, le 7 novembre 2017   3.1k

Avant de quitter l’Ecole des Mines de St-Etienne pour rejoindre l’industrie, Véronique Pérès nous fait entrevoir le monde de ses recherches : celui de la corrosion de matériaux soumis à de fortes températures. Un univers fait d’observation, de caractérisation, de calculs, de modélisation mais aussi de partenariat avec d’autres équipes scientifiques ou industrielles, de partage de recherche avec des doctorants… et de surprises aussi parfois !

 


DES LIENS ENTRE RECHERCHE ET INDUSTRIE

L’une des missions de l’Ecole des Mines de Saint-Etienne, c’est d’être au service des industriels en France, ou à l’étranger. Suivant la typologie du sujet qu’ils nous soumettent, nous pouvons avoir des réponses rapides ou être amenés à travailler avec eux sur du long terme, en leur proposant des thèses, des travaux sous contrat en fonction de leurs besoins. Nous avons une réelle expertise dans certains domaines. Et, de ce fait, nous avons des partenaires historiques.

Quand tu parles de thèse, cela veut dire qu’une entreprise est prête à attendre 3 ans ?

En fait, c’est plutôt à partager l’aventure de 3 ans de recherche aux côtés du doctorant. C’est une recherche commune qui est jalonnée par diverses réunions d’avancement au cours des travaux. Donc, je dirais que c’est une connaissance commune de la problématique, de la manière dont on va essayer de la résoudre et puis, in fine, le partage des résultats. Mais tout cela se co-construit en général avec l’industriel ou avec d’autres partenaires académiques.

Est-ce qu’un industriel peut solliciter différents thésards, différents centres, et puis, in fine, choisir celui qui lui semble avoir la « solution » la plus adaptée, la plus économique peut-être. C’est-à-dire mettre en rivalité des centres de recherche sur un même projet ?

C’est rare. En général, ils s’adressent aux gens qui ont des compétences précises. Par exemple, dans mon laboratoire au Centre SPIN, des industriels viennent vers nous pour la cinétique hétérogène. Et nous ne sommes pas nombreux dans ce domaine.

La cinétique ? Qu'est-ce que c'est ?

La cinétique, c’est le suivi de l’avancement de la réaction chimique avec le temps. Par exemple, si deux gaz sont mis en contact dans un milieu que l’on va chauffer, le premier gaz va réagir avec le second. La réaction chimique dans ce milieu homogène va produire d’autres composants en consommant l’un ou l’autre ou les deux gaz initiaux.

Maintenant, faisons interagir un gaz avec la surface d’un solide. Si le solide est constitué de poudre, c’est la surface des grains qui sera le lieu de la réaction chimique. La réaction du gaz avec le matériau va donc se faire à sa surface. Nous étudions ainsi l’évolution de la réaction avec le temps en milieu hétérogène. 

LA CORROSION À HAUTE TEMPÉRATURE DE MATÉRIAUX

Personnellement, je m’intéresse plus particulièrement à la corrosion à haute température de matériaux. Il peut s’agir par exemple des combustibles qui servent à produire de l’électricité dans les centrales nucléaires. Les matériaux qui sont utilisés dans ce domaine sont constitués d’alliages à base de zirconium. 

Ce métal est destiné à être mis en contact avec de l’eau chaude sous haute pression, dans les conditions de fonctionnement d’un réacteur nucléaire. Au contact de l’eau, il va plus ou moins se corroder. On observe alors une certaine réactivité du gaz ou de l’eau, ou du milieu dans lequel il sera plongé, à une température qui peut être celle des conditions normales de la centrale nucléaire mais aussi dans des conditions d’accident par exemple. Ces différentes données vont bien sûr changer la vitesse de corrosion.

Pour l’industriel, ou l’autorité de sûreté qui surveille les conditions d’exploitation du réacteur, il est donc nécessaire de savoir à quelle vitesse la dégradation va avoir lieu, pour prédire une durée de vie, pour donner des recommandations de changement de matériaux, etc. 

Un autre domaine sur lequel nous travaillons est celui de la pétrochimie. Dans les raffineries, il y a aussi des installations qui fonctionnent avec des gaz, des hydrocarbures à très hautes températures.Là aussi, tout se passe dans des réacteurs chimiques constitués de matériaux particuliers qui peuvent résister à de très hautes températures comme par exemple  des inconels. Les inconels sont des alliages qui contiennent du nickel, du fer, etc. L‘interactions entre ces matériaux et les hydrocarbures à haute température  peut conduire à la corrosion. On peut alors imaginer que si la vitesse de corrosion est momentanément trop élevée dans certaines conditions d’exploitation, cela endommage le réacteur, ce qui serait évidemment dramatique !

Le  domaine de l‘aéronautique fait également intervenir des interactions de solides avec les gaz. Les turbines des avions sont ainsi constituées de métaux et de céramiques soumis à de très hautes températures dans des conditions difficiles en particulier au moment du décollage ou de l’atterrissage. D’autres conditions particulières peuvent intervenir comme le survol d’un désert par exemple. Ce sont alors des poussières, donc de la silice, qui vont interagir avec les matériaux. 

On peut aussi penser à d’autres situations. Lors d’un atterrissage sur une piste chargée d’eau par exemple, c’est la vapeur d’eau qui, elle aussi, va être en interaction. De la même façon, des cendres de volcan peuvent réagir avec le surface des turbines lors du survol d’une zone après une éruption volcanique comme cela s’est produit il y a quelques années (ndlr : lors de l’éruption de l'Eyjafjöll en 2010 au sud de l’Islande)

Dans toutes ces situations, il faut tenir compte des phénomènes de corrosion par des gaz, des vapeurs ou des poussières à haute température.


Comme tu ne peux pas observer in situ la corrosion, comment travailles-tu en labo la confrontation de ces divers éléments, métaux, gaz, surfaces dans des environnements à hautes températures ? 

Tu pointes là un aspect très important : on ne peut pas, en effet, travailler directement in situ sur les équipements industriels. Néanmoins, dans le futur, l’un des objectifs serait d’instrumenter des centrales nucléaires, des avions, des réacteurs de la pétrochimie avec des mesures en continu, pour pouvoir suivre au mieux la dégradation dans le temps ! 

Mais force est de constater que ces différentes dégradations se font sur des durées qui ne sont pas forcément compatibles avec celles du chercheur qui consacre par exemple 3 ans, le temps d’une thèse, à l’étude.

Nous allons donc chercher à accélérer les processus.

Comment ?

Eh bien en travaillant par exemple dans des conditions un peu plus sévères, en augmentant la température pour avoir une accélération des cinétiques de corrosion et pouvoir ainsi acquérir des données. Il conviendra ensuite d’évaluer l’impact de ces conditions d’essais excessives sur les phénomènes.

Pour faire ces études en laboratoire, nous utilisons des thermo-balances. Ce sont des équipements de mesure en continu de la masse d’échantillons.  Ces  échantillons découpés dans les matériaux de l’étude sous forme de coupons sont suspendus dansun four dans l’atmosphère qui nous intéresse, de l’air par exemple. Ensuite, nous les pesons de manière continue afin d’observer leur variation de masse, leur oxydation s’il s’agit d’un métal chauffé sous air. 

Cette variation est une prise de masse si l’oxygène réagit avec le matériau pour former une couche d’oxyde à leur surface. On mesure alors la quantité d’oxygène prise par l’échantillon au fil du temps. 

Il peut s’agir d’une perte de masse. En effet, certains matériaux peuvent se dégrader pendant le processus de corrosion à haute température. On entreprend donc des études cinétiques complètes en faisant varier les températures, la composition des gaz, etc. 

Les études de cinétique hétérogène se font donc au moyen de la thermo-balance. Elle nous permet de rechercher des mécanismes et de transformer ces mécanismes en modèles mathématiques.

Nous cherchons à décomposer le mécanisme de corrosion en étapes élémentaires. 

Si on prend l’exemple de l’oxygène présent dans l’atmosphère, il va entrer en contact avec la surface du matériau métallique, l’alliage de zirconium. On dit qu’il va s’adsorber à la surface. Puis il va migrer à l’intérieur du matériau et va y former un oxyde de zirconium.  

Parmi toutes ces étapes élémentaires, on recherche qu’elle est celle qui va finalement contrôler la cinétique et que l’on appelle l’étape limitante. C’est donc sur elle en particulier que l’on travaille car, si d’autres étapes interviennent bien sûr en parallèle, c’est toujours l’étape la plus lente qui contrôle le mécanisme de corrosion. 

Quand on connaît le mécanisme et l’étape limitante, on peut ensuite rechercher des moyens d’agir sur cette étape limitante. Cela nous permet donc ensuite de préciser à l’industriel qui nous a questionnés d’où vient le problème et d’étudier les moyens à mettre en place pour ralentir de façon significative la vitesse de corrosion.


L’ANALYSE PAR ÉMISSION ACOUSTIQUE

Pour toi, quels sont aujourd’hui les enjeux majeurs et les grands défis à relever ?

Au cours de l’entretien, j’ai parlé de l’instrumentation des installations industrielles. Cela fait d’ailleurs partie des axes qu’à titre personnel, j’ai particulièrement étudié à l’Ecole, en associant les thermo balances avec d’autres moyens d’analyses in situ  pendant le processus de corrosion,  pour avoir des informations complémentaires qui permette d’affiner nos diagnostics. Nous avons en particulier développé l’émission acoustique. 

Le principe est d’associer des capteurs d’émissions acoustiques à une thermo balance. Nous avons eu l’idée -j’aime bien dire ça- « d’écouter la corrosion » pendant qu’elle se produit ! L’enjeu a été d’assurer une continuité des ondes émises par les échantillons à haute température avec les capteurs qui ne supportent pas ces températures. Une thèse a ainsi été consacrée à la mise en place de dispositifs acoustiques permettant d’étudier la corrosion de 800 °C à 1000°C

En observant des échantillons après corrosion avec les différents microscopes de l’Ecole des Mines, nous obtenons beaucoup d’informations sur les processus. Ainsi, quand on regarde un échantillon qui a été corrodé, on note que de nombreuses fissures sont apparues, Mais comme on observe ce matériau post mortem, nous ne savons pas à quel moment cette fissuration s’est réellement produite. Est-elle intervenue lors du refroidissement en lien avec les différences de dilatations  ou pendant la corrosion à haute température? 

Or, grâce aux capteurs d’émission acoustique qui permettent d’étudier les sons émis par l’échantillon pendant la corrosion, s’il y a de la fissuration, c’est l’onde de choc, le son,  qui se propage qui va être analysée. On va donc pouvoir détecter si la fissuration se produit pendant l’expérience, ou après pendant le refroidissement. C’est très intéressant car il est possible  parfois d’adapter les conditions d’exploitation industrielle du matériau en fonction de cette donnée.

L’analyse par émission acoustique nous a par exemple permis d’identifier dans certains matériaux ce que l’on appelle la corrosion catastrophique. En effet, en raison du changement de volume des couches d’oxyde, des contraintes sont créées dans le substrat. 

Au moment où la cinétique s’emballe, on enregistre des signaux acoustiques témoins de l’apparition de fissures associées aux contraintes créées dans  les couches d’oxyde. Et précisément, les outils d‘émission acoustique sont très utiles pour repérer les transitions cinétiques entre un processus de dégradation lent  et acceptable, et un emballement de la corrosion  inacceptable et où l’on parle de catastrophe.

L’IFP (ndlr : Institut Français du Pétrole- Energies Nouvelles) envisage sérieusement l’instrumentation de réacteurs. Véolia a également des démonstrateurs d’incinération équipés de cette technologie-là. Ces innovations sont donc suivies attentivement par les industriels. 

Pour les réacteurs nucléaires, de nombreux capteurs existent mais les contraintes sont plus nombreuses. L’instrumentation in situ sera très présente dans les futurs réacteurs à sodium.



ENFIN, POUR TERMINER CET ENTRETIEN...

Qu’est-ce qui t’a donné envie de devenir chercheur ?

……Je suis curieuse. J’aime bien comprendre. Tout. Je me suis beaucoup posé de questions. Y compris sur la religion… Envie de réponses 

Ta plus grande satisfaction en tant que chercheur c’est justement d’avoir trouvé des réponses ou de continuer à te poser des questions ?

C’est l’accompagnement des doctorants, j’adore ça. Guider un jeune chercheur… 

Et travailler en équipe, oui… j’aime bien !



L’envie de transmettre, d’accompagner, on la gagne aussi avec la maturité qui se révèle au fur et à mesure de la vie. Plus jeune, cette préoccupation est moindre. Est-ce que tu te souviens d’une grande joie de chercheur ? Un moment où tu t’es dit… Waow !

C’est euh… bah, c’est tout le temps ! (rires) Oui des résultats sympas … Par exemple travailler sur l’émission acoustique avec un doctorant qui s’appelait Omar Al Hadj et, enfin arriver à comprendre pourquoi on n’y arrivait pas ! (rires) C’est finalement souvent essentiel d'être capable de reproduire le défaut… Et de comprendre, du coup, comment on l’a produit. Don,c par exemple, avec Omar Al Hadj, pendant très longtemps, on mettait en doute la physique, la propagation des ondes dans les milieux. Et en fait, un jour, simplement, Omar a descendu le four encore chaud et le matériau de liaison du dispositif était en ébullition. En observant ces bulles entre les supports d’échantillons et le guide d’ondes, nous nous sommes dit « Oh, eh bien voilà ! Les bulles, ce n’est pas un milieu continu, donc le son ne va pas se propager du bas vers le haut !». 

On appelle ça la sérendipité. Il s’agit de beaux moments totalement inattendus dans le domaine de la recherche. Découvrir quelque chose sans l’attendre !


Est-ce qu’il y a des choses que tu n’aimerais pas trouver ou que tu n’as pas envie que la science en général trouve ?

J’ai très peur de ce qui tend à instrumenter le corps humain. Cette idée que l’on ne s’interdit plus rien en science sous couvert de progrès technologiques 

Est-ce que tu crois, et ce sera ma dernière question, qu’on ne s’interdit plus rien ou que désormais les outils technologiques permettent tout, et donc de ne plus rien s’interdire ? 

Non, je pense qu’heureusement on s’interdit encore plein de choses. Mais les moyens sont en effet exorbitants. Bientôt on pourra faire tout ce qu’on veut et il faut garder des gens, comme ceux de l’Académie des Sciences, pour veiller et mettre des barrières. 


Et enfin, toute dernière question. Tu es scientifique, mais tu es aussi plasticienne.
Dans l’art, que préfères-tu ?

Dans l’art ?... Ce que je préfère ?... C’est la diversité !

 Merci Véronique !